Naslov: Annexe à un débat avorté sur l’anonymat et l’attaque

Un débat est l’exploration en profondeur d’une certaine question à travers la confrontation entre deux ou plusieurs parties, chacune avec sa propre position. Contrairement à ceux qui pensent que les débats sont à éviter pour ne pas provoquer de divisions, nous pensons qu’ils doivent être alimentés. Parce que le but d’un débat n’est pas de déclarer un vainqueur devant lequel s’agenouiller, mais d’enrichir la conscience de chacun. Les débats précisent les idées. L’énonciation et la confrontation entre différentes idées – un débat, c’est justement cela ! – éclaire les parties obscures et indique les points faibles de ces idées. Cela aide tout le monde, personne n’est exclu. Cela aide toutes les parties qui y participent à affiner, corriger ou renforcer leurs propres idées. Et cela aide tout un chacun qui assiste au débat à faire le choix de quel côté être (que ce soit de l’un, de l’autre, ou d’aucun des deux côtés).

L’histoire du mouvement anarchiste est pleine de débats. Tous utiles, même s’ils étaient parfois douloureux. Mais son histoire est aussi remplie de débats manqués, d’idées divergentes qui n’ont jamais été confrontées, laissant chacun avec ses propres certitudes (ou doutes) initiaux. Etait-ce pour le meilleur, car de cette manière des polémiques stériles ont été évitées ? Selon nous, non, c’était pour le pire, car de cette façon des discussions fertiles ont été empêchées.

L’un de ces débats qui manquent est celui sur l’utilisation ou non d’acronymes, représentant des organisations réelles, revendiquant des actions directes contre la domination. Il nous semble que ce débat, bien qu’important, a été avorté dès sa naissance.

Au niveau international, une des ouvertures vers un tel débat a été proposée par la Lettre à la galaxie anarchiste [1] qui est sortie fin 2011. Cette lettre était une présentation des idées en faveur de l’anonymat et contre l’utilisation d’acronymes organisationnels revendicatifs. Elle parlait également des perspectives insurrectionnelles, de la notion d’informalité et de la multiplicité de l’attaque.

Un an plus tard exactement, en novembre 2012, à l’occasion de la rencontre anarchiste internationale de Zurich, les anarchistes de la Conspiration des Cellules du Feu ont diffusé un texte[2] dans lequel ils ont présenté leurs raisons en faveur de l’utilisation d’acronymes organisationnels et contre l’anonymat. Ce texte présentait également quelques idées générales supplémentaires sur l’intervention anarchiste, comme la relation avec les « luttes intermédiaires » ou la formation de groupes de guérilla urbaine. Bien. Partant d’idées différentes, chacune des parties a fait sa propre présentation. Pour lancer le débat, la seule chose qui manquait encore était de confronter ces différentes idées. Et c’est ce qu’ont par exemple fait les anarchistes qui ont diffusé en août 2013 un texte intitulé L’anonymat[3], dans lequel ils prenaient clairement comme point de départ les écrits de la CCF pour les critiquer et y répondre.

À l’occasion du Symposium anarchiste international qui s’est tenu à Mexico en décembre 2013, la CCF a diffusé un texte (Let’s become dangerous... for the diffusion of the Black International [4]) dont le chapitre « FAI, acronymes et l’anonymat de la “galaxie anarchiste” » s’ouvre par la déclaration suivante : « Nous sommes conscients de la polémique écrasante qui a été déclenchée contre la FAI par des compagnons et des “compagnons” ». Une prémisse excluante, car elle réduit ce qui aurait dû être un débat favorable à tous, en une polémique contre quelques-uns. En outre, elle opère une distinction entre ceux qui ont tenté de lancer un tel débat, faisant la différence entre compagnons et “compagnons” (?). Cette contribution fait explicitement référence à certains textes comme la Lettre à la galaxie anarchiste et L’anonymat, liquidant cette dernière contribution comme « écrite par un anarchiste de la tension de l’anonymat politique [...] sans aucun esprit fraternel ». Un débat aurait été possible et souhaitable pour approfondir les idées, en évitant justement le blocage et le verrouillage de tout espace avec de faciles « pour » et « contre », mais il nous semble que les accusations du genre « les théoriciens qui ne font rien » mettent plutôt un terme à la discussion. Nous aurions donc pu nous taire et laisser tomber. Et en effet, nous nous serions volontiers épargnés de tenter d’alimenter un débat qui – contrairement à ce que pensaient les auteurs de L’anonymat – n’est apparemment pas souhaité.

Si nous prenons donc la parole, c’est uniquement parce que nous ne voudrions pas qu’un éventuel silence soit considéré comme une recommandation, une sorte de malentendu qui pourrait malheureusement naître en ces jours sombres et tristes. C’est pourquoi, malgré cet aspect clairement inutile, nous avons pensé qu’il était important d’écrire une annexe à un débat désormais avorté. Ce sera une annexe finale, qui aura du mal à produire une suite, une annexe écrite avec réticence, juste pour éviter d’être pris pour des personnes obséquieuses.

Que défendait le texte L’anonymat ? Fondamentalement deux choses. Tout d’abord, par ordre de discours et pas d’importance, le fait que l’anonymat est préférable d’un point de vue dit « tactique ». La persistance identitaire donne plus d’espace à la magistrature pour faire pleuvoir des accusations associatives contre les compagnons, parce que plutôt que de laisser à la police et aux juges la tâche d’inventer une « organisation » (comme la répression l’a souvent fait dans l’histoire de l’anarchisme) à travers le miroir déformant de leur spectacle répressif, les anarchistes fascinés par l’identité organisative en offrent directement une aux enquêteurs. La répression essayera toujours de réduire la subversion à une seule organisation (existante ou inventée), à un seul groupe, ou même à quelques individus disparates, afin de tenter de creuser un fossé entre les « acteurs » supposés et les « spectateurs », et d’appliquer au marécage de la subversion anarchiste et révolutionnaire, aux tensions singulières et aux actes individuels, aux affinités et aux recompositions, à l’informalité et à la multiplicité de l’attaque et des méthodes, un schéma reflétant sa propre structure autoritaire (vu que les juges ne connaissent rien d’autre et ne peuvent concevoir l’existence d’une subversion diffuse et incontrôlable), avec une traduction juridique en terme de rôles (chefs, trésoriers, stratèges, artificiers, tireurs, sympathisants, saboteurs, etc.). Tout cela, en totale contradiction avec les idées anarchistes et antiautoritaires, parce que ces idées partent de l’individu – de la capacité individuelle à penser, à agir et à s’associer avec d’autres dans la lutte contre le pouvoir –, en rejetant l’adhésion ou l’absorption de l’individu par des structures qui mutilent sa volonté et ses idées.

Nous sommes bien sûr conscients du fait que la répression frappera de toute façon les anarchistes, même s’ils n’utilisent pas de sigles, et la question n’est certainement pas ici d’avoir honte de ses propres actions ou idées. Il s’agit simplement de compliquer la tâche des juges afin de prolonger les hostilités, de les faire durer et d’ouvrir toujours plus d’espace pour que d’autres anarchistes et rebelles se jettent dans la bataille. Les actions anonymes – et par anonymes nous entendons les actions accompagnées par le silence le plus absolu, les actions suivies de revendications mini males, sans sigles, ou au moins sans sigles récurrents – ne facilitent pas la tâche répressive de l’ennemi, parce qu’excepté l’acte en soi, l’ennemi doit tout inventer de lui-même sans personne qui lui dise « c’est moi qui l’ai fait », sans personne qui ne donne d’éléments supplémentaires (comme par exemple certains codes linguistiques utilisés dans les revendications, un sigle organisationnel, etc.) pour identifier les auteurs.

A cette remarque, suggérée dans L’anonymat par une citation de l’Odyssée, les anarchistes de la CCF ne répondent pas. Ils se limitent à poser que « la connaissance superficielle est pire que l’ignorance », et à rappeler que « Ulysse, en quittant l’île de Polyphème, cria depuis son navire “Moi, Ulysse, je t’ai rendu aveugle...” ». C’est terrible de voir quelqu’un ramer pour s’accrocher aux branches. Ulysse ne revendiqua son acte qu’après avoir quitté l’île de l’ennemi, lorsqu’il pensait être en sécurité sur son navire (et au passage, contre les avertissements de ses propres camarades). En d’autres termes, il n’a revendiqué son action que lorsqu’il pensait que la guerre avec les Cyclopes était terminée. Pendant que la guerre faisait encore rage, il est resté silencieux.

Mais quittons maintenant les mythes littéraires. Le second point de L’anonymat était de dire que seule l’absence d’identités émergeant au-dessus des autres, notamment à travers l’exploitation des mass-medias, rend l’égalité possible. Là où il n’y a pas de leaders, il n’y a pas de suiveurs. Là où il n’y a pas de célébrités, il n’y a pas d’admirateurs. Là où il n’y a personne qui émerge, il n’y a personne qui surnage. Dans l’obscurité de l’anonymat, tous sont égaux. Quel sens cela a-t-il de faire ce pas de plus par rapport aux autres insurgés de l’ombre qui attaquent le pouvoir ?

Dans la contribution au Symposium à Mexico, on peut lire que « la FAI est simplement la communauté invisible (sic !) où les désirs d’attaque contre notre ère se rencontrent ». Mais pourquoi les désirs d’attaquer contre notre ère se rencontreraient uniquement dans l’espace restreint de trois lettres, et non pas dans la subversion de tout l’alphabet ? Un argument mis en avant par les anarchistes de la CCF est qu’ils veulent se différencier des anarchistes qui courent après la gauche. Mais pour quoi serait-ce un nom qui nous différencierait des syndicalistes ineptes et des citoyennistes fourbes, plutôt que le recours même à l’action directe comme expression d’une conflictualité permanente, et pas uniquement comme une alternative sournoise ? On peut également lire que « les actions parlent d’elles-mêmes à travers les communiqués, parce qu’elles gardent leurs distances avec l’opposition “anarchiste”, qui peut parfois brûler une banque au nom des “pauvres et contre la ploutocratie du capital”, afin de prouver qu’elle fait au moins quelque chose. » Non, cellules irascibles. Vous ne réussirez pas à nous vendre une telle confusion. Ou bien les actions parlent d’elles-mêmes, ou bien elles parlent à travers les revendications. Ce n’est pas la même chose, cela n’a jamais été la même chose. Selon vous, les actions parlent à travers les revendications. Selon nous, elles parlent d’elles-mêmes. Et c’est le cœur de la question.

Pas besoin de chercher loin pour trouver des exemples suggestifs. Le 1er novembre dernier à Athènes, quelqu’un a ouvert le feu contre des membres d’Aube Dorée. Deux fascistes sont morts. Une action qui parle d’elle-même. Avec les fascistes, il n’y a pas à discuter, il n’y a pas à négocier, il n’y a pas à demander à l’Etat démocratique de retirer ses troupes de choc. Non, on les combat directement, sans médiations, avec toutes les méthodes d’attaque que chacun pense appropriées. Ce jour-là, alors que cette action était encore anonyme, des anarchistes du monde entier l’ont saluée. Des subversifs du monde entier l’ont saluée. Beaucoup de gens ordinaires, en Grèce et dans le reste du monde, l’ont saluée. Que fallait-il donc de plus ? En quoi la revendication du 16 novembre signée par les Fighting Popular Revolutionary Forces (Forces Révolutionnaires Populaires de Combat) a-t-elle enrichi l’action ? En rien. La revendication a plutôt affaibli l’action, en la reliant à l’identité et à l’idéologie de l’un des nombreux groupuscules du mouvement révolutionnaire. En aurait-il été autrement si, plutôt que par le FPRF, l’action avait été revendiquée par le GRA, ou le FLG, ou le BPC, ou le BRKJ, ou le XJT, ou le ZZP PHQWX ? Bien sûr que non. L’année dernière [il y a deux ans], certains compagnons ont montré par une attaque précise que l’establishment nucléaire est vulnérable. Cette action a montré clairement qu’il existe des hommes qui sont responsables et qu’il est possible de les attaquer. En quoi la revendication qui est arrivée après a-t-elle enrichi l’action ? Cette action n’était-elle pas claire, précise et appropriée ?

Oui, les actions parlent d’elles-mêmes. Elles n’ont pas besoin de revendications grandiloquentes. Ce sont les organisations combattantes qui ont besoin de revendications pour imposer leur propre hégémonie sur le mouvement, pour rendre leur propre lumière plus brillante que le reste de la galaxie révolutionnaire, pour en devenir des étoiles de référence entourées de satellites.

On pourrait répondre que si les actions restent anonymes, elles pourraient également être accomplies pour des raisons qu’on ne partage pas, ou avec des motivations peu appréciables. Ou qu’elles pourraient même être le fruit de sinistres forces, de la mafia ou du racket, de fascistes ou même de l’Etat lui-même. Et donc, qu’afin d’éviter toute confusion, et parce que la violence n’est certainement pas le privilège des seuls anarchistes ou des anti-autoritaires, qu’il faudrait les revendiquer. Mais dans le miroir de la gestion démocratique de la paix sociale, dans le spectacle cadavérique, les mots perdent de toute façon leur sens ; les idées anarchistes ne peuvent pas être répandues autrement que d’une manière anarchiste, dans la lutte elle-même, hors des griffes de l’Etat ; si ce n’est pas le cas, elles seront mutilées selon les besoins de contrôle et de production de consensus du pouvoir. La confusion organisée est un aspect fondamental de la répression, un de ses piliers même, et on ne peut pas la briser avec des revendications ; on ne peut la dépasser que dans des espaces de lutte où les mots et leur sens sont forgés par les rebelles eux-mêmes, afin de dialoguer entre eux, sans médiations, sans représentations.

Si les attaques que les anarchistes proposent et réalisent visent à détruire les personnes et les structures de la domination, l’aspect important est la destruction elle-même. Nous voulons la liberté, et pour cela, nous devons détruire ce qui nous étouffe. Bien. De la liberté, ou du chaos si on préfère, même si elle n’est que temporaire ou éphémère, peuvent naître aussi bien des tensions vers l’anarchie que des tensions vers des choses beaucoup moins belles. On ne peut pas se leurrer en se disant que cela dépend des revendications : cela dépendra plutôt des idées que nous serons capables d’élaborer et de diffuser, de la compréhension et de l’analyse que les anarchistes saurons faire de la réalité qui en train de changer ou d’être bouleversée par les attaques et les révoltes. Et là, nous en revenons une fois encore au même problème fondamental : la pensée et la dynamite, comme un anarchiste de la fin du XIXe siècle l’avait posé. La dynamite ne peut pas remplacer les idées, les idées ne peuvent pas remplacer la dynamite. Ce sont deux aspects intimement liés de l’anarchisme, des aspects qui corrodent la société autoritaire : dans ses idéologies comme dans ses structures, dans ses hommes comme dans ses valeurs, dans ses rapports sociaux comme dans ses flics. Le rapport entre ces deux aspects est la perspective, et le débat devrait de fait porter sur cela. Le problème de la perspective ne peut pas être résolu en envoyant une revendication pompeuse ou en renforçant une identité-organisation-logo, ni en répétant les dix mêmes banalités de base de l’anarchisme ou ce qui ressemble à un credo de l’individualisme.

La CCF n’aime pas « ceux qui se cachent derrière l’anonymat ». Ils ont choisi un nom et « ce nom c’est FAI, c’est notre “nous”. Un “nous” collectif ». Cela nous fait penser à ces militants anarchistes obtus du passé qui reprochaient à Emile Henry de ne pas s’être laissé arrêter comme Auguste Vaillant l’avait fait avant lui, de n’avoir pas voulu revendiquer son action sur place (parce qu’il voulait continuer à attaquer !). La CCF propose : « laissons derrière nous les théoriciens de la galaxie “anarchiste” qui prêchent l’anonymat politique sans rien faire. Parce que, à dire la vérité, une partie de la tension de l’anonymat politique cache essentiellement sa peur de la répression derrière ses théories ». Que les compagnons anonymes restent « derrière » la CCF, c’est certain. Si on considère la manie de la CCF de courir devant, de se mettre en scène, de prendre la parole... Mais prétendre des compagnons qui ont décidé simplement de ne pas mettre leurs actions à la merci des médias et qui veulent continuer à rester « d’obscurs individus parmi d’autres obscurs individus », qu’ils ne feraient cela que pour masquer leur propre inactivité ou leur peur de la répression, voilà vraiment la démonstration d’un cercle vicieux. Un argument parfait pour annuler tout débat : ceux qui critiquent ne le font que parce qu’ils ne font rien d’autre et ont peur.

Le désir de rester anonyme exprime en même temps le refus de tout avant-gardisme et constitue une tentative de rester hors des griffes de la répression afin de prolonger les hostilités, et certainement pas la honte de ses propres actions. Et en passant, la frénésie revendicationiste n’a pas toujours existé. Ou alors peut-être que Ravachol, Henry, Novatore, Di Giovanni... se « cachaient » derrière l’anonymat ? Non, ils agissaient tout simplement, sans avoir besoin de s’admirer dans le miroir des médias qui renvoie le reflet son propre logo identitaire. Et quand leurs actions n’étaient pas claires ou compréhensibles, c’était le mouvement anarchiste dans son ensemble qui essayait, à travers débats, journaux, affiches, brochures,... de les rendre compréhensibles, parce qu’en fin de compte, ces actions appartenaient à tous ceux qui se reconnaissaient dans la lutte anarchiste. De cette manière, la pensée et la dynamite essayaient d’aller main dans la main, comme deux aspects de l’anarchisme, dans l’espace de la perspective de la lutte. Mais bien sûr, ça c’était la Vieille Anarchie.

Aujourd’hui, on entend toujours plus parler de « Nouvelle Anarchie ». A quel point cette prétention est ridicule, rien que son nom le montre. Déjà au cours du siècle précédent, des anarchistes d’Espagne et d’Italie, de France et d’Argentine, d’ici et là... ont grandi avec dans leurs oreilles l’éternel refrain des vieux militants anarcho-syndicalistes prétendant que les seuls véritables anarchistes étaient ceux qui faisaient partie de la FAI (Federación Anarquista Ibérica, Federazione Italiana Anarchica, Fédération Anarchiste Française, FORA en Argentine,...) En dehors de la FAI, point de salut, que de l’ambiguïté. En dehors des organisations représentatives de l’anarchisme, il n’y avait rien. Eh bien, aujourd’hui, voici venir des anarchistes du monde entier pour nous rappeler que les véritables anarchistes, les anarchistes de praxis, sont uniquement ceux qui appartiennent à la... FAI (Fédération anarchiste informelle). A la limite, ils peuvent tolérer ceux qui acceptent d’adhérer à l’Internationale Noire ou ceux qui, selon la CCF, agissent de façon anonyme pour une raison « esthétique ». La Nouvelle Anarchie ne nous semble vraiment pas quelque chose de si nouveau, elle ne fait que reproduire la Vieille : fédérations, programmes, pactes, revendications, sigles et slogans ampoulés.

Plusieurs textes et contributions ont essayé et essaient encore d’ouvrir le débat sur la question de l’informalité, et la Lettre à la galaxie anarchiste mettait aussi l’accent sur ce point. Nous sommes perplexes sur la façon dont on peut sérieusement penser à nous vendre une organisation révolutionnaire stable, un acronyme permanent et formel, une méthode d’agir rigide, toujours la même et définie à l’avance (mener une action, puis écrire une revendication, et ensuite la diffuser) comme de l’informalité. Même dans la plus simple des significations du mot « informel », qui souligne au moins l’absence de toute formalisation, il semble difficile de nier qu’une sigle est une formalisation. Ainsi, la Fédération Anarchiste Informelle, le Front Révolutionnaire International ou tout autre ne sont pas des organisations informelles. Le problème n’est pas de se battre pour la paternité du mot « informel » (nous ne sommes pas intéressés à construire un parti avec ses dogmes et ses définitions a priori, détaché de la lutte elle-même, et donc seulement parasite) – le problème est la confusion qui fait obstacle à un vrai débat. Si l’on est en faveur de la construction d’une organisation anarchiste combattante et permanente, il suffit de le dire clairement pour être compris par tous les anarchistes. Si l’on est en faveur d’une approche syndicaliste des luttes, qui accepte la logique du petit-à-petit et des luttes revendicatives pour améliorer l’existant, et de cette manière faire grandir la fameuse « conscience prolétarienne », cela ne sert à rien (à part semer la confusion) de présenter cette approche comme insurrectionnelle.

L’informalité, au moins comme nous l’avons toujours comprise, est le refus de toutes structures fixes, de programmes, de méthodes préétablies, de tampons, de toute représentation. L’informalité et l’organisation informelle existent uniquement dans les expérimentations continues entre compagnons qui approfondissent leurs affinités et proposent mutuellement des projets d’attaque et de lutte. L’informalité n’a pas de texte fondateur ni de représentants. Elle n’existe que comme un support pour la lutte anarchiste, pour les anarchistes en lutte, pour nous permettre de faire ce que nous voulons accomplir. Dans leurs contributions, les anarchistes de la CCF disent que « naturellement, la FAI n’a pas l’exclusivité. C’est pourquoi notre proposition n’est pas la crois sance quantitative de la FAI. [...] Notre proposition est d’organiser des cellules armées et des groupes d’affinité, formant un réseau international des anarchistes de praxis ». Si la proposition est la multiplication des groupes d’affinité (nous n’entrerons pas dans le détail sur l’utilisation d’un mot comme « cellules » qui rappelle – au moins historiquement, mais encore une fois, c’était peut être la Vieille Anarchie – la hiérarchie et l’organisation en parti), nous nous demandons alors : pourquoi la FAI ? Comme un support pour cette proposition ?

Mais un groupe d’affinité est précisément la rencontre entre des individus et l’autonomie réelle pour agir, ce n’est pas l’élément de base d’une grande superstructure, et encore moins d’une superstructure établie des années auparavant. Le lien entre des groupes d’affinité pourrait certes être l’informalité, c’est-à-dire l’échange d’idées et de perspectives, l’élaboration de projets communs, jamais finis, toujours en évolution, toujours sans formalisation. Mais dans ce cas, la proposition de la FAI ne fait que mettre des barrières sur le vaste terrain de l’informalité.

L’Etat, les partis, les assemblées, les organisations... toutes ces entités sont fondées sur un « nous collectif » : les citoyens, ou les militants, ou les activistes. L’individu, ils ne savent même pas ce que c’est. Nous, au contraire, nous aimons l’individu avec ses pensées et ses actes uniques et singuliers. Y compris quand ils sont solitaires, y compris quand ils sont pluriels parce que leurs chemins ont croisé ceux d’autres individus. Pour cette raison, nous haïssons l’Etat et les partis (qui sont toujours autoritaires) et nous nous méfions des assemblées et des organisations (qui peuvent parfois êtres libertaires). A la différence de la CCF, nous ne pensons pas que le « Moi Rebelle » puisse trouver place dans le « nous collectif ». A la différence de plusieurs revendications de la FAI, il ne nous intéresse pas de distribuer des certificats de bonne ou de mauvaise conduite aux anarchistes qui tentent de lutter, définissant l’un comme « un anarchiste de praxis » et l’autre comme « un théoricien qui ne fait rien ». C’est un mensonge flagrant qui ferme tout espace de débat et d’approfondissement que de prétendre que les seuls anarchistes qui attaquent le pouvoir seraient ceux qui soutiennent la proposition de la FAI et ceux qui ferment leurs gueules, même lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec l’hégémonie idéologique qu’elle tente d’imposer (par la force des choses ou autrement) sur l’anarchisme informel et sur la pratique de l’attaque et du sabotage. Débats et discussions manquent cruellement aujourd’hui dans le mouvement anarchiste international, et les propositions clé en main ferment plus de portes et d’espaces de subversion qu’elles n’en ouvrent. Cette préoccupation nous a poussés à participer à ce débat avorté, et celle-ci continuera de nous animer.

[printemps 2014]

[1] Lettre à la galaxie anarchiste, 20 novembre 2011. On peut trouver cette contribution en français sur : cettesemaine.free.fr/spip/article.php3?id_article=4538 (NdT)

[2] On peut trouver cette contribution en anglais sur contrainfo en date du 29 novembre 2012, sous le titre “Do not say that we are few... Just say that we are determined...”, et en français sur le même site en date du 12 décembre 2012. (NdT)

[3] L’Anonymat, paru sur Indymedia Athènes le 31 août 2013. On peut trouver cette contribution en français sur : cettesemaine.free.fr/ spip/article.php3?id_article=6186 (NdT)

[4] On peut trouver cette contribution en anglais sur Interarma en date du 13 janvier 2014, sous le titre “Let’s become dangerous... for the diffusion of the Black International” (décembre 2013). (NdT)