Titolo: L'Egypte entre révolution et réaction
Note: Paru dans Salto , subversion & anarchie, n°1, Bruxelles, mai 2012

Percer le spectacle

 En est-il ainsi, que ce qui se passe à des milliers kilomètres n’est pas compréhensible, contrairement à ce qui se passe juste derrière le coin ? Qu’il est uniquement possible de se faire une idée de ce que nous connaissons, de sentir le contexte dans lequel nous avons grandis ? En est-il ainsi que nous n’ayons que peu de choses à dire par rapport à un environnement dans lequel nous ne nous sommes jamais promenés, ou d’un endroit dont nous ne sommes pas originaires ? Que celui qui a vu la moitié du monde doive forcément avoir le dernier mot ? Que nous ne puissions dire quelque chose qu’à condition d’avoir lu dix livres ? C’est comme si nous étions à la recherche du « spécialiste », de celui à qui octroyer une certaine autorité en la matière. Quelqu’un « de là-bas », ou un journaliste peut-être. Quelqu’un qu’on pourrait croire « comme ça » et qui nous permette d’arrêter de réfléchir par nous-mêmes. Et en plus : qui nous bombarde avec « les faits » et stimule ainsi absolument tout, sauf notre une réflexion à propos des « possibilités ».

C’est incontestable que certaines connaissances sont nécessaires si l’on souhaite discuter d’un certain sujet. Que nous ne pouvons pas simplement dire « n’importe quoi », en l’emballant dans une apparence de vérité. Je ne défends donc pas ici le droit de débiter des sornettes. Ce dont je parle, c’est d’introduire une autre dimension, dans les concepts figés liés aux connaissances et dans le spectre séculaire de l’autorité, de la culture et de l’expert (supposé tel de par son vécu). Il s’agit d’une façon plus joueuse d’approcher la discussion, d’une manière en tous cas qui rompe avec la rigidité des rôles de professeur et d’élève passif, sans toutefois, balayer d’un revers de main l’importance d’étudier.

Parlons d’une expérimentation, d’une tentative d’aborder autrement les connaissances, de les envisager comme un stimulus permettant la fermentation des idées, comme une amorce pour penser par soi-même, comme une invitation à partir à la recherche… Une expérimentation qui en finisse avec un rapport aux connaissances et aux idées plaçant (au mieux !) à l’auditeur dans une position lui laissant la possibilité de poser des questions critiques, entrant ainsi presque en concurrence avec celui qui aurait la parole. Cette façon d’être critique qui entre parfaitement dans les cadres de la société, parce qu’elle ne jette pas par-dessus bord les rôles impartis.

Cette expérimentation ne commence, ni ne termine, avec des connaissances. Elle a besoin d’intérêt, de curiosité, de passion, de capacité de mettre les choses en lien, d’une créativité éclairant les choses d’une lumière particulière, d’une implication dans le sujet à même de donner un autre tournant à la discussion… L’expérimentation fournit l’oxygène nous permettant d’être nous-mêmes, permettant de faire sauter le maudit système de points ainsi que les règles de la rhétorique, afin de parvenir à une véritable discussion, comme engrais pour développer quelque chose d’autre. L’expérimentation implique également une autre façon d’écouter, une façon qui exige un véritable intérêt pour celui qui parle, qui exige, pour un instant, de laisser de côté les préjugés et d’essayer de comprendre ce que l’on met en jeu. Mais attention, ceci est loin d’être un discours prônant la compréhension de positions intenables, ni même l’obligation d’y prêter l’oreille. Il s’agit de baser les discussions sur le désir de partager de la liberté, d’encourager dans chacun et chacune l’amour pour la liberté et la détermination dans la lutte.

L’importance des discussions que nous organisons, des textes que nous écrivons ne se limitent pas à exprimer le « comment sont les choses », mais sont autant, voire surtout des tentatives de tisser des liens entre le passé ou l’ailleurs et le présent et l’ici. Ainsi, l’accent se déplace et la réflexion concernant l’intérêt d’un certain sujet prend le pas sur le « non !-si ! ». Le but n’est plus d’arriver à la vérité (qui doit alors toujours être attestée par une autorité), mais à des idées, en réfléchissant, en reliant les choses. Par là, je n’entends pas me défaire de la responsabilité de rechercher des informations pouvant m’aider à me construire une image plus ou moins cohérente des choses auxquelles je ne suis pas impliquée de manière classique. Mais il me semble que la réciprocité est primordiale dans la discussion, qu’il faut un engagement de chacun et chacune. Pour en finir avec le dispositif classique « spécialiste versus élève », car un certain sujet ne peut pas se trouver uniquement dans les mains de l’un, ni être passivement consommé par l’autre. Il y a évidemment des milliers de sujets à traiter et personne ne peut imposer à une autre de davantage s’occuper de celui-ci ou de celui-là. Mais l’attitude de réciprocité demande a minima un point de départ d’ouverture, une attitude rejetant la froide réserve « critique », reposant souvent sur de la méfiance, parfois à juste titre, parfois non. Car pourquoi prendrait-on la peine de discuter ensemble, quand nous ne sommes pas intéressés par le fait d’échanger des idées autour d’un sujet ?

J’ai écrit ce texte parce que j’ai le sentiment douloureux que certains sujets ne nous font plus ni chaud, ni froid. « Pourquoi l’Egypte, et pas un autre pays ? », pourrait-on me demander. Je répondrais que mon choix est assez fortuit. La recherche d’informations sur la situation en Egypte m’a enchantée et ce que je lis et vois me laisse à chaque fois fort étonnée, voire perplexe. Ce ne sont pas les événements de l’Egypte en eux-mêmes, mais peut-être davantage de ce que cette situation provoque en moi. Mon imaginaire figé s’ouvre et je commence à rêver, non seulement à un endroit inconnu, mais à des possibilités inconnues. Dans ce sens, je fais mienne ce qui se passe là-bas, et j’espère que la flamme passera aussi à celui qui lira ce texte.

Ainsi, l’accent du là-bas se déplace vers ici, ou plus précisément, vers le lien entre là-bas et ici. Ce lien, au-delà du fait d’être une donnée objective, est surtout intéressant en tant que donnée subjective. Un lien subjectif gagne en force, en contenu, en signification dans la mesure où il y a des individus qui lui en donnent. Dans la mesure où il y a des individus qui rendent vivant, en eux-mêmes et dans leur pratique, ce qui se passe là-bas. Ce texte se veut être une contribution à ce processus.

Si nous posons les questions de cette façon, si nous relions notre lutte avec la lutte ayant lieu ailleurs, nous rompons radicalement avec le spectacle des acteurs-spectateurs. De la même manière qu’il est possible de s’approprier des connaissances en distillant des idées et en recherchant de répondre nous-mêmes aux questions, il est possible de s’approprier la lutte des autres : en posant les questions à notre adresse, en les posant l à la première personne, comme un « je » en lutte. De cette manière, nous ne consommons pas la lutte d’autres à la manière des journalistes, mais nous en sommes solidaires par le lien que nous créons entre là-bas et ici.

Qu’est-ce que « la » vérité ? Qui peut le dire ? Ce que je veux entreprendre ici, c’est un bref exposé de la grille de lecture qui selon moi, est fondée. Mais, peut-être plus important : dans mon imagination, je me retrouve à côté de ces autres, dans ces rues, je crie pour la liberté et je me demande quelles contributions nous pourrions faire afin de relier les différentes conflictualités ici. C’est mon amour pour la liberté de chacun et chacune qui me pousse à créer un lien entre moi, ici et ces autres, là-bas.

Pour revenir sur le premier paragraphe de ce texte : en fait, je pense que ce qui nous bloque quand le sujet des insurrections et soulèvements émerge parce que nous avons beaucoup de mal à nous les imaginer. Non parce que cela se déroule aussi loin, ou parce que cela se passe actuellement dans un autre milieu culturel, mais parce que notre faculté de compréhension est figée. Nous avons besoin d’une lueur de fantaisie quand il s’agit d’insurrection. Si ça nous effraie et si nous préférons restés collés à la seule vérité de la réalité ici et maintenant, nous n’y comprendrons effectivement rien. Mais c’est un exercice facile. Imagine-toi là-bas. Et c’est parti.

Une classe moyenne de twitter sur une place pour la démocratie ?

La révolution égyptienne a, dès le début, été dépeinte par les médias occidentaux comme « une révolution de la classe moyenne de twitter », « un événement pacifique sur une place », « une sage révolution pour la démocratie et les libertés libéraux soutenue par l’armée ». Mais cette révolution ne saurait que difficilement être qualifiée de pacifique. Il s’agit en effet d’une révolution sans armes à feu, étant donné que la plupart des gens n’y avaient simplement pas accès. Mais il y a eu utilisation massive de pierres, de bâtons, debombes de peinture et de cocktails Molotov à l’encontre la police. Il y a eu les barricades sur la place Tahrir, faites de véhicules de police calcinées. Il y a eu l’incendie de l’énorme tour du parti de Moubarak, trois jours et trois nuits durant. Partout, il y a eu des commissariats de police envahis par les flammes.

Cette révolution ne peut pas non plus être taxée de « révolution de la classe moyenne ». Prends simplement quelques pas, quitte la place Tahrir et entre dans le quartier Bulaq, où de nombreuses personnes se cachaient lors des émeutes et des manifestations dans les maisons ou dans les petites ruelles. Un quartier dont la population globalement pauvre est harcelée depuis des années par le pouvoir et les promoteurs immobiliers, où l’on résiste aux expulsions et déportations vers les banlieues situées au bord du désert entourant le Caire. De nombreuses personnes ayant participé aux occupations de Tahrir provenaient de ce quartier.

Les murs de l’armée, les murs de la révolution

 La rue Mohammed Mahmoud, une rue où des nombreux combats ont lieu et où plus de 40 personnes ont été tuées en novembre dernier. Néanmoins, on appelle aussi cette rue la rue des yeux de la liberté (Sharei’ uyuun al-hurriyyah), ou comme l’exprime l’homme ayant fait un dessin mural en commémoration des morts de Port Saïd : « Cette rue, on l’appelle la rue de la mort, ou la rue de la liberté. Pour nous, c’est la rue de la vie, la rue où le vrai changement naîtra. »

Dans cette rue, il y a un très long mur appartenant à l’université. Il est toujours couvert de graffiti, de slogans anti-SCAF, de portraits de gens morts dans la lutte,… Ce mur a été nettoyé maintes et maintes fois par l’armée. En vain. Des graffitis révolutionnaires, on en retrouve d’ailleurs partout ; il s’agit d’une pratique très répandue. Sur la place Tahrir, un très grand slogan anti-électoral affiche : « Ne votez pour personne. Personne ne tiendra ses promesses. Personne n’écoute les pauvres. Personne n’en a quelque chose à foutre ».

Après les combats de novembre (lorsque l’armée a chargé un rassemblement de blessés de la révolution) et ceux de décembre (lorsque l’armée a tabassé une femme au corps dénudé), l’université a fait agrandir le mur de la rue des yeux de la liberté. La réponse ne s’est pas faite attendre : assaut et saccage des bureaux principaux de l’université, blessant de nombreux vigiles.

Comme tactique contre les émeutes, l’armée a construit une série de murs au Caire, murs sensés empêcher les manifestants d’atteindre les centres du pouvoir, comme le Ministère des Forces Intérieures. Dans la rue des yeux de la liberté, un mur a également été érigé. En février 2012, celui-ci a été démoli par des habitants et des révolutionnaires.

Jette un coup d’oeil sur l’histoire de la lutte contre l’exploitation en Egypte, avec par exemple la grève et les combats dans le secteur du textile à Mahalla en 2006, lesquels ont marqué le début des affrontements et des émeutes qui ont soulevé le pays durant des mois. C’est une histoire qui est revenue sur le tapis lors de ces journées d’hiver, avant la chute du Moubarak. Le cours normal des choses était paralysé par l’occupation de place, des manifestations, des combats de rue, des rassemblements et des émeutes, mais aussi par des grèves sauvages et non contrôlables. En d’autres mots : une révolution ne tombe pas du ciel (au contraire de la manne et d’autres énigmes religieuses, au sujet desquelles il ne faut donc pas se questionner), mais possède une histoire, construite par le conflit social et porteuse d’expérimentation de manières visant à répondre à l’oppression.

Concernant cette « révolution pour la démocratie et les libertés des libéraux (libertés libérales ? ? je ne sais pas) »… En effet, il y a des forces politiques démocratiques en jeu et aussi des libéraux ; ceux qui œuvrent consciemment pour leur révolution politique et qui donnent à la liberté une signification qui nous ne tient pas au cœur. Mais n’est-ce pas un peu réducteur de limiter le soulèvement de millions de gens à un désir de représentation parlementaire ? Selon moi, quand les rues du Caire se remplissent de cris en faveur de la liberté, il est impossible de n’y voir qu’une revendication de liberté politique. Il s’agit d’un désir de liberté bien plus profond. Il s’agit d’un désir qui embrasse la vie. D’un désir de liberté dans tous les domaines, dans une société qui ne serait pas uniquement organisée par la domination d’un dictateur, de son réseau et du pouvoir militaire, d’une société sous le joug de la tyrannie économique et du terrorisme patriarcale. Si nous entendons ce cri de liberté, il ne s’agit selon moi pas uniquement de Moubarak, lequel constitue une cible nécessaire, mais pas isolée. Il est en effet autant question de l’esclavage, du patriarcat, de la police, de l’oppression de la vie et des pulsions ressenties au quotidien. Liberté, en contraste avec les chaînes avec lesquelles nous avons vécu toutes ces années. Rompre ces chaines donne alors l’immense force que nous avons pu éprouver début 2011, et qui fait encore rage actuellement. Est-ce qu’un désir de démocratie et de libertés libérales, en autres mots, une révolution politique, pourrait mobiliser une telle force ? C’est le slogan « Pain, liberté, justice sociale ! » (« Aish, Horreya, Adala Egtema’eya ») qui a fait la révolution et non pas « ô Seigneur, donnez-nous des leaders démocratiques ! »

De l’unité contre Moubarak vers la liberté des frères musulmans et l’armée ?

Un autre mythe, consiste à dire que l’armée était favorable à la révolution. Rappelons simplement que le SCAF (Supreme Council of the Armed Forces) sous la direction de Tantawi n’est évidemment pas qu’un pouvoir purement militaire, mais aussi politique et économique. L’armée égyptienne possède par exemple un grand nombre d’usines. Il va de soi que la proportion d’articles de ménage qui y sont produits est négligeable par rapport à la production d’armes, une production plus grande que toute la production d’armes de l’Afrique et de l’Amérique-Latine réunies. Quand Moubarak faisait annoncer à la télévision qu’il transmettait le pouvoir au SCAF et à Tantawi, il n’a rien fait d’autre que de veiller au maintien d’une part de l’ordre du pays. Plutôt que l’acte désespéré d’un dictateur voyant ses derniers jours comptés, il me semble qu’il s’agit davantage d’un choix mûr et rationnel, que le dictateur n’a pas posé seul, choix qui lui a épargné le débarquement des armées occidentales, comme ça a été le cas ultérieurement avec la personne moins rationnelle de Kadhafi.

Bref, l’armée promettait de transmettre le pouvoir après quelques mois à un parlement, ce qui n’a pas encore été fait pour différentes raisons politiques et entre-temps, elle gouverne le pays. Les horrifiants frères musulmans, se faisant passer pour les héros de la révolution, aspirent à devenir la formation politique majeure, mais ils ne présentent cependant pas de candidat à la présidence. Après leur première victoire électorale, les frères musulmans ont conclu à un accord en déclarant ne plus participer aux protestations, et attendre la transmission du pouvoir. C’est à ce moment que les Etats-Unis les ont reconnus en tant qu’interlocuteurs.

Mais avant de complètement nous perdre dans cet espace de la politique, qui nous sera toujours hostile, retournons à la véritable histoire : celle de la rue. Et là, nombreuses sont les personnes qui n’ont jamais cessé de protester, contre l’armée, pour la poursuite de la révolution. D’ailleurs, de plus en plus souvent, les frères musulmans sont traités de traîtres de la révolution ce qui pourrait engendrer, qui sait, une belle attitude anti-politique. La manifestation de janvier 2012 contre le SCAF en dit long : elle s’est terminée par des affrontements entre des manifestants et des frères musulmans tentant de les empêcher à atteindre le parlement. A ce moment, ils ont déclaré que « la légitimité venait à présent du parlement, et non plus de la place. » Insultes et objets ont volé d’un camp à l’autre, jusqu’à ce que les frères musulmans soient contraints de fuir. L’anniversaire de la révolution, le 25 février 2012, était également illustratif pour distinguer ceux qui voulaient garder en mains le pouvoir politique et rétablir l’ordre, de ceux qui voulaient continuer la révolution. Tandis que le SCAF et les frères musulmans appelaient à célébrer l’anniversaire, nombreux sont ceux que l’on pouvait voir descendre à Tahrir non pour fêter, mais pour continuer la révolution.

Revolution, what’s in a name ?

En définitive, la question qui s’impose est la suivante : « est-ce qu’il s’agit d’une révolution ? »

Dans cet article, c’est le terme qui a jusqu’ici été utilisé, cela sans explications, afin de ne pas compliquer les choses dès le début. Mais esquissons ici ce que nous entendons par révolution, en faisant une distinction entre une révolution politique, où le pouvoir politique est remplacé par un autre et où tout changement provient de l’Etat ; et la révolution sociale, qui subvertit la vie en bouleversant les rapports sociaux et en stimulant l’expérimentation libre. On réfère aux rapports par exemple entre hommes et femmes, entre jeunes et vieux, entre maîtres et obéissants, etc. Une révolution qui force l’ouverture vers des nouvelles façons de vivre, de réfléchir la vie, une ouverture qui rend possible l’organisation du vivre-ensemble selon ces nouveaux rapports à la vie et aux autres.

Si nous parlons de révolution sociale, je pense qu’il ne faut pas voir les choses de manière « statique » ; on ne peut en effet pas considérer « la révolution » comme un état de faits miné qui céderait la place à un nouvel état des faits. C’est plutôt une transformation, qui grâce à un nouveau rapport à la vie, subvertit les bases sur lesquelles étaient organisé le vieux monde. Une transformation qui s’attaque aux puissants actuels et à leur légitimité, et fait ainsi vivre la possibilité de quelque chose d’autre. Ce n’est pas nécessairement l’ « arbre du pouvoir qui tombe » qui fait la révolution sociale, mais ce sont les nouveaux rapports entre les gens et à la vie, crées lors de la transformation, et plus encore : l’imaginaire des possibles qui s’ouvre à l’infini. Les limites de ce qui est pensable et imaginable sont déplacées en permanence lors de la transformation révolutionnaire. Tant que l’on continue à attaquer ce qui opprime, on continue à créer de l’espace pour organiser la vie d’une autre façon, pour garder ouvert et assaillir l’horizon des possibles.

Comme le disait une anarchiste de là-bas : « Bien de choses ont changées, surtout quand on parle de conscience. Il y a une politisation massive, une implication massive, la vraie barrière de peur a été dépassée… La conscience de ce qui est possible est changée au travers du soulèvement, beaucoup a été changé en termes de ce que nous pouvons nous imaginer. C’était un très beau soulèvement sans chefs, un soulèvement décentralisé qui a fait beaucoup par rapport à la remise en question de l’Etat… Mais qu’est-ce qui n’a pas changé ? Beaucoup de choses. On se trouve toujours plus ou moins sous le même régime. On est directement gouverné par l’armée et il y les forces réactionnaires qui ont fait de l’opposition contre Moubarak et sont toujours en jeu, surtout les frères musulmans. Leur alliance avec le SCAF est devenue ces derniers mois une menace pour tout désir révolutionnaire. Par rapport à la conscience et la lutte, nombreuses choses ont changé, et chaque jour nous expérimentons de plus en plus d’énergie révolutionnaire. Mais si nous parlons des structures étatiques, du système néolibéral de l’économie de ce pays qui opprime une large majorité des égyptiens, ça n’a pas changé, et c’est là que la lutte sociale est en cours. »

Répression et contre-révolution

Il est donc important de souligner aujourd’hui que ce qui s’est passé en janvier-février 2011 est loin de constituer la fin des troubles sociaux en Egypte. Ces journées d’hiver du début 2011 ont provoqué une fissure gigantesque dans le train-train de la société oppressante. Des femmes qui descendent dans la rue, une multiplication impressionnante des grèves sauvages, des supporters de foot qui défendent des manifestations contre la police et contre les crapules embauchées par le pouvoir, des « artistes » qui nient le statu de l’art en refusant de le vendre mais en le livrant au jeu d’expression créative et révolutionnaire auquel ils appellent tout le monde, etc. Mais aussi, et peut-être surtout, que toutes ces catégories soigneusement délimitées, sans lesquelles nous avons même du mal à parler, ne sont plus des catégories, mais des individus descendant ensemble dans la rue avec la revendication de pain et liberté, ici et maintenant.

Port Saïd

Ce qui s’est passé en février 2012 à Port Saïd est emblématique pour l’état actuel de l’Egypte. Différents groupements d’ultras ont participé, dès le début de la révolution, aux manifestations et aux combats. Ces groupements sont communément identifiés comme étant la force qui a été capable de se battre, comme la force rendant vivante n’importe quelle manifestation. L’implication de ces ultras dans la révolution nous montre à quel point nous avons parlé ici de quelque chose qui touche tout le monde dans la société. Que ces ultras soient ciblés par les forces contre-révolutionnaires, ne devrait dès lors étonner personne. Quand les supporters d’Ahly du Caire ont été attaqués lors de ce match à Port Saïd, avec l’armée qui observait, plus de 70 personnes ont été tuées. Il s’agit du plus grande massacre de la révolution égyptienne jusqu’ici.

Ce massacre orchestré a déchaîné la fureur au sein de la population et des jours durant, des manifestations et des émeutes massives ont ensuite eu lieu dans différentes villes (Caire, Suez, Port Saïd, Alexandrie), avec plusieurs morts à chacune d’entre elles. C’est à ce moment que des enragés ont mis le feu aux tentes des mercenaires du pouvoir, pas loin de la place Tahrir.

Il semble que la répression arrache de manière toujours plus vigoureuse les masques de ceux qui prétendent changer la vie du peuple, et ne parvient en fait qu’à renforcer la détermination de continuer à se battre.

Aujourd’hui, il s’agit de « faire le tout pour le tout » afin de ne pas céder le moindre millimètre de cette ouverture, de l’approfondir et de ne pas laisser d’espace aux forces contre-révolutionnaires dans leur œuvre de rétablissement de l’ordre. De quoi ont-ils besoin pour rétablir l’ordre, comment les Etats et les autres pouvoirs répriment-ils ? Comment réussissent-ils à briser les protestations, à les canaliser ou à les récupérer ? Comment réussissent-il à isoler les gens les uns des autres, à les effrayer, à leur faire perdre le courage, à les monter les uns contre les autres par le désespoir ?

Jusque là, ni l’armée, ni les frères musulmans n’en semblaient capables. Même en faisant de leur mieux, ils ne réussirent pas à faire retomber le calme. La loi anti-grève que le SCAF a promulguée en mars 2011 afin de mettre fin aux vagues de grèves sauvages, est tout simplement niée. Il est vrai que l’appel à une grève générale, le 11 février 2012, n’a eu qu’un faible écho, imputable en partie à la propagande massive de l’armée (« la grève veut détruire le pays »), les imams et les leaders religieux (qui ont qualifié la grève de « pêché », de « crime moral », au même titre que l’adultère, la consommation d’alcool ou de viande de porc). Entre-temps, l’armée a mis en œuvre une autre tactique que la répression brute, vu qu’elle a bien compris que celle-ci ne faisait qu’attiser la colère et durcir les émeutes. Durant une grève des bus par exemple, l’armée a engagé son propre personnel afin de briser cette grève. De leur côté, les frères musulmans ont plus ou moins récupéré l’ancien syndicat officiel de l’époque de Moubarak. Ce syndicat centralisé, qui était la dernière ligne de défense de Moubarak, contraste fortement avec l’impressionnante prolifération sauvage d’organisations autonomes sur et autour du lieu de travail.

La répression ne semble pas être capable d’isoler ou d’effrayer les gens. L’exemple le plus brute et sanguinaire, celui de Port Saïd, a provoqué des longues journées d’émeutes et de protestations, et cela dans plusieurs villes. Tout comme l’attaque d’une manifestante en décembre 2011. Les femmes sentent l’haleine chaude de la répression dans leur cou, mais restent présentes. Il n’y pas si longtemps, il y a eu une manifestation concernant l’acquittement (par un tribunal militaire) de militaires ayant soumis à un test de virginité des femmes arrêtées en mars 201. Les manifestantes tenaient des pancartes avec des images de femmes couvrant leur bouche avec leur main, images venant symboliser le silence imposé aux femmes dans une société patriarcale. Ou que penser des femmes rouées de coups de bâtons et chassées à coup de pieds devant les yeux de la masse, par la police salafiste, police portant -non sans une certaine ironie- une accusation d’indécence ? L’armée a d’ailleurs ajusté son tir : les soldats tirent maintenant à la hauteur des yeux, tout comme ils se servent massivement de bombes lacrymogènes de fabrication américaine. Ils enferment beaucoup de monde et condamnent devant les tribunaux militaires. Mais malgré tout, la détermination reste d’aplomb.

Et donc ?

Il y a beaucoup en jeu, et il y a de nombreuses personnes qui ne veulent pas enterrer la révolution, qui ne veulent pas recouvrir leur liberté conquise par un nouvel esclavage. Tout comme il y en a d’autres qui veulent retourner à l’ordre et à la stabilité, peut-être ces gens qui en fin de compte, étaient bien contents sous Moubarak. Aujourd’hui, il s’agit dès lors de continuer l’expérimentation de la liberté. L’expérimentation de l’auto-organisation de la lutte comme on l’a vu sur la place Tahrir, comme on le ressent dans les organisations autonomes de combat sur et autour du lieu de travail, comme on le ressent dans l’épanouissement de l’aide mutuelle etc. Il s’agit de garder courage, de ne pas se laisser intimider par la répression sanglante, de ne pas renoncer à l’espoir révolutionnaire. Tout comme il s’agit de se méfier de tous les leaders, de rejeter toute politique, de ne pas se laisser représenter, d’aucune manière (des personnes qui l’ont tenté sur la place Tahrir en parlant en leur nom, ont à chaque fois été remis à leur place). La représentation marque le début du fait de céder la liberté conquise. Il s’agit de continuer à nourrir le conflit avec l’armée, avec la politique, avec l’esclavage salarié, avec le patriarcat et aussi d’entamer ces autres domaines : le nationalisme et la religion comme obstacles à la liberté, comme camisoles avec une série infinie de commandements et d’interdits.

Enfin il nous semble qu’à part les rassemblements, les émeutes, les manifestations et les affrontements, se fait sentir le besoin d’une multiplication d’autres méthodes visant à déstabiliser et à faire s’écrouler la politique et l’économie du pays. La grève en est une, tout comme l’attaque directe (à l’encontre des conduites de gaz, des ambassades, des murs que l’armée construit partout afin de contrôler les manifestations) qui devrait s’étendre partout, main dans la main avec l’auto-organisation, de manière à pouvoir faire face à l’armée et aux forces islamiques qui s’érigeront comme organisateurs et filet de sauvetage contre la crise, lorsque l’économie s’écroulera.

Cette intensification et cette multiplication implique de remettre en permanence toutes les évidences en question, toutes les normes et valeurs que l’on a jusqu’alors considéré comme éternelles.

Ce texte a été écrit en avril 2012.