Titel: La conquête de la liberté. La Libye : guerre ou insurrection ?
Bemerkungen: Publié dans Hors Service n°17, Bruxelles, 24 avril 2011

      Shebab

      Auto-organisation et affinité

      Solidarité

      Mais pourquoi luttent-ils ?

      Et nous ?

      Il est à nous

Les nouvelles de la situation libyenne qui nous parviennent par la presse régulière, ne nous racontent que l’histoire de la guerre. C’est une histoire qui nous fait frémir : des bombardements, des morts, des bombes cluster, des blessés et des réfugiés. Est-ce que l’insurrection en Libye est devenue une longe histoire d’horreurs ? Est-ce qu’il ne reste plus rien que la guerre, maintenant que l’affaire se corse ? Est-ce qu’il n’y a plus rien à dire sur ces événements pleins de force, d’audace et de persévérance de gens qui ont pris les armes pour se libérer eux-même et tous les autres du joug d’un dictateur qui les a opprimé pendant 42 ans ? Les médias occidentaux veulent nous faire croire qu’il n’y a là-bas qu’une guerre sanguinaire en cours, et ça ne nous surprend pas. L’Occident, avide de pouvoir et d’argent, et son OTAN doivent légitimer leur rôle de « sauveurs du peuple libyen ». Ainsi, ils se trouvent dans l’obligation de cacher la réalité combative des insurgés libyens et de nous faire miroiter que ces gens là sont désemparés, et rien de plus. Mais, fermons un instant les journaux des médias capitalistes, et cherchons à regarder l’insurrection de près. Partons à la recherche de son histoire.

Shebab

Il est dit beaucoup de mal dans « nos » journaux à propos de ce qu’on appelle les « shebabs ». Les shebabs, ce sont les insurgés qui refusent de se laisser enrégimenter dans la nouvelle structure militaire qui est en train de se former dans la partie libérée de la Libye. On les traite de fous, de bandits, de gens qui ne savent pas ce qu’ils font, qui ne veulent pas obéir aux ordres militaires, qui ne sont pas de vrais rebelles.

Mais cette création d’une image négative des insurgés a ses conséquences. Ce n’est qu’en échange d’une acceptation de la structure militaire, en échange de la formation d’une vraie armée, que les insurgés pourront recevoir des armes de l’Occident. S’ils ne l'acceptent pas, alors rien. En d'autres mots, ce que l’Occident demande aux insurgés, c’est d’arrêter leur insurrection en échange d’une guerre. Car l’Occident voudrait bien préserver et renforcer son contrôle sur ce pays. Un contrôle notamment nécessaire pour freiner « l’immigration clandestine » (qui passe souvent par la Libye), ou pour s’assurer des ressources pétrolières et en gaz. Ils ne peuvent pas maintenir sous contrôle une insurrection, mais une guerre oui.

Une structure militaire classique implique des colonels et des généraux qui prennent les décisions stratégiques et de la piétaille, de la chair à canon, pour exécuter ces ordres sans réfléchir. Une structure militaire implique mener une guerre, et dans une guerre, il s’agit uniquement d’éliminer l’ennemi. En Libye, bien autre chose semble être en cours, quelque chose de beaucoup plus profond. Tout d’abord, ces shebabs ne sont pas de la chair à canon, mais des hommes de chair et de sang. Beaucoup refusent de devenir une armée, et ceci démontre que, pour eux, il ne s’agit pas uniquement d’éliminer l’ennemi, mais qu’ils sont en train de se battre pour beaucoup plus : pour la liberté. Et cette liberté, on la perd dès le moment où on commence à avaler les ordres des nouveaux Kadhafi. Ces nouveaux Kadhafi qui naissent, ces nouveaux patrons qui aiment que d’autres obéissent à leurs ordres, qui s’octroient le maudit droit de gouverner les autres. L’autorité peut bien être symbolisée par un personnage infâme comme le dictateur, ce n’est clairement pas seulement la chute de ce fou qui est nécessaire à la conquête de la liberté. Cette conquête, elle est en cours qu’on lutte. C’est la conquête du maintenant, le seul chemin vers un avenir libre. Obéir aux ordres des nouveaux militaires libyens signifie la fin de l’insurrection, l’annonce d’une nouvelle époque de soumission et d’obéissance. Et tant de choses sont en jeu.

Aussi la composition diversifiée des insurgés nous montre-t-elle des traces de quelque chose de plus profond. Il s’agit là de gens d’origines différentes, et d’immigrés aussi. En sachant que dans un pays comme la Libye, ces immigrés ont eu une position de second rang, qu’ils ont connu beaucoup de racisme, leur participation à l’insurrection a une très grande valeur. Si les distinctions entre ces groupes de la population s’émoussent, alors ça veut dire qu’un pan de la société est en train de chanceler.

Nous ne savons pas ce qu'il en est des femmes. Mais on ne peut pas s’imaginer que la moitié de la population serait exclue d’un processus insurrectionnel en cours depuis des semaines. De toute façon, la libération des femmes n’est possible qu’en continuant ce processus. Les hiérarchies entre hommes et femmes ne peuvent être bouleversées que lorsqu'il y a de l’espace ouvert pour ça. Cet espace ne peut s’ouvrir que quand l’insurrection avance, quand le refus de la militarisation reste debout.

Auto-organisation et affinité

L’insurrection dans la ville de Misrata nous est aujourd’hui surtout présentée comme une grande histoire d’horreurs, le combat impossible. Pourtant, les batailles sont encore en cours à Misrata et il nous semble de toute façon que ce qui se passe là-bas, ne peut pas être renfermé dans le vocabulaire guerrier de la « défaite » et la « victoire ». Nous n’avons pas l’intention de nier qu’il y a beaucoup de morts ou que le combat est dur. On pourrait effectivement dire que l’insurrection apporte peu quand on est mort. C’est même vrai. Mais ici, notre intention est de mettre en lumière les choses qui sont en train de naître, qui là-bas, au milieu des combats, ont la possibilité de naître. D’autant plus qu’on pourrait dire que si les bombardements de l’OTAN ont été dans une certaine mesure une aide pour le combat des insurgés, il n'en reste pas moins que si cette dernière enlève le combat de leurs mains, ce sont les insurgés qui perdent.

Regardons par exemple la manière dont s’organisent les insurgés dans cette ville de Misrata. Comme partout ailleurs en Libye, ils ne disposent pas d’un arsenal d’armes qui, au plan technologique, est à la hauteur de l’armée de Kadhafi. Ils se battent avec des grenades artisanales, des cocktails Molotov, des armes légères et ceci, mélangé avec de la créativité, du courage et de la solidarité. Ils forment une guérilla urbaine qui empêche Kadhafi de reprendre la ville. Les insurgés connaissent la ville comme leur poche, leurs champs de batailles sont comme un labyrinthe hostile où les troupes du colonel n’osent presque pas mettre pied. Autour de la fameuse rue Tripoli, l’armée kadhafienne a posté des tireurs embusqués, mais ils sont nombreux à mourir parce qu’ils ont été coupés du reste des troupes par les insurgés et n’ont plus de nourriture ou d’eau ; d’autres se rendent. Voilà pourquoi l’armée donne maintenant la préférence aux bombardements et aux bombes cluster : Misrata ne peut pas être reprise, à moins qu’on ne la terrorise en semant des bombes.

Un autre avantage des shebabs est qu’il ne s’agit pas d’une armée de soldats anonymes face à l’armée anonyme de Kadhafi, mais de gens qui s’organisent en petits groupes. Des cercles de gens qui se connaissent et se font confiance, s’organisant contre l’oppression. Des individus qui se sont battus côte à côte et qui continuent de se battre. Voilà le combat des shebabs partout en Libye. Et là, la question n’est pas tellement de savoir si cela comporte un avantage militaire, quand cela relève surtout d'une nouvelle manière de se rapporter les uns aux autres : non pas comme des soldats, mais comme des camarades en lutte contre l’oppression.

Même si l’insurrection est écrasée, on pourrait encore dire que, dans un certain sens, les insurgés ont gagné. Ils ont goûté le combat à côté de leurs amis et de leurs proches ; ils ont goûté une lutte qui laisse les individus intacts, qui les laisse être des hommes, des humains qui refusent de se laisser détruire par des structures militaires cherchant de nouveau à les transformer en robots obéissants.

Solidarité

A travers toute l’insurrection en Libye et les soulèvements dans d’autres pays, se noue un fil rouge gorgé de solidarité. Les rebelles de Misrata se sont insurgés par solidarité avec ceux de Benghazi. De plus, les insurgés refusent de conclure un deal avec Kadhafi, un deal qui couperait le pays en deux. Car ils savent que d’autres insurgés se trouvent encore sur le territoire, et ils refusent de les abandonner aux horreurs du colonel.

Rappelons aussi la question de la nourriture. Un aspect très beau de cette insurrection, c’est que la valeur de l'argent est en ce moment en train de disparaître. La Libye est un pays qui est en grande partie dépendant de l’importation de nourriture, et maintenant encore, la nourriture leur parvient d’au-delà de la frontière avec l’Egypte. Celui qui n’a plus d’argent ne paye pas. C’est aussi simple que cela. Pareil pour la distribution dans les villes aux mains des insurgés ou au front.

Mais pourquoi luttent-ils ?

C’est une question que beaucoup se posent, et pour être honnête : soupir… On pourrait remplir toute une bibliothèque avec la description du régime dictatorial de Kadhafi. Mais penchons-nous sur un élément de son système, car celui-ci nous montre quelque chose de très marquant et beau. Kadhafi gouvernait avec l’aide d’une grande partie de la population travaillant pour les services secrets. Un système identique à celui de la Stasi dans l’ex Allemagne de l’Est. En d'autres mots : un système où il vaut mieux se méfier de ton propre frère, voisin,… Car ceux qui travaillent pour les services secrets sont partout, et dénoncent toute personne qui s’exprime contre le dictateur. Où les dissidents sont enlevés dans leur lit et jetés dans des prisons souterraines…

Et voilà qu’une insurrection éclate dans un tel pays. La méfiance a fait place à la confiance. Se dénoncer s’est transformé en être solidaires. Que dans un pays basé sur la forme la plus intime du « diviser pour régner » une insurrection aie vu le jour, est d’une signification inestimable. Est en jeu les rapports entre les gens ; et la transformation de ces rapports est beaucoup plus forte que les bombes de l’OTAN.

Et nous ?

Qu’on entende ici uniquement parler de l’OTAN, des démarches diplomatiques du Conseil National,… comme s’ils étaient les protagonistes, et les shebabs qu’un phénomène marginal, a peut-être encore d’autres raisons que le pouvoir et l’argent. Peut-être veulent-ils nous empêcher de développer de mauvaises intentions. Veulent-ils empêcher que l’insurrection en Libye ne nous inspire. Qu’on se mettrait en tête que nous aussi, ici, nous pourrions déclencher une insurrection. Une insurrection qui partirait de l’auto-organisation en petits groupes de gens qui se connaissent bien. Peut-être aussi parce que des embryons d’une telle manière de s’organiser existent déjà aussi en l’Occident, comme par exemple quand des jeunes s’organisent pour attaquer quand la police a tué (pensons simplement à ce qui s’est passé à Charleroi récemment).

N’oublions pas non plus que Sarkozy, pendant les émeutes de novembre 2005 en France, a proposé d’utiliser des appareils militaires pour mater cette révolte. Et que l’OTAN a une base militaire quelque part dans le nord de l’Italie où les militaires se spécialisent dans des méthodes et des technologies pour mater des insurrections en ville. Car ils savent très bien que ces insurrections peuvent éclater. Aujourd’hui, ils condamnent les puissants de nombreux pays parce qu’ils font tirer « contre leur propre population ». Il faut bien se mettre en tête que les pays de l’OTAN n’hésiteront pas à faire pareil dès que le pouvoir sera menacé. Et ils s’y préparent déjà.

Il est à nous

C'est simple : nous aussi sommes opprimés, nous aussi sommes capables de nous organiser pour nous battre contre l’oppression. Nous aussi pouvons nous redécouvrir et être solidaires dans une lutte pour notre liberté. Voilà la vraie menace pour tout pouvoir sur terre.

Pour terminer, nous envoyons plein de courage aux insurgés qui sont en train d’enterrer dans leur passé l’obéissance. Que crève Kadhafi, ensemble avec tous les autres qui aiment exercer du pouvoir sur d’autres qu’eux-mêmes.