Traduction modifiée de l'italien dans Guerre au Paradis n°1 (Paris), mars 2010
Aux aspirants suicidaires...
On parle beaucoup de suicide en ce moment, c’est que les temps sont durs... La restructuration du capitalisme, les licenciements de masse, délocalisations, hausse des prix des produits de consommation courante, services sociaux de plus en plus excluant etc.. On pourrait croire que le capitalisme chute, mais il ne fait que s’assumer encore un peu plus à travers la vague des suicides d’employés de France Telecom, Peugeot, Renault, l’augmentation des maladies du travail, de la consommation d’anti-depresseurs et de psychotropes pour faire passer la pilule de l’exploitation. On entend même ici et là que des ouvriers se révoltent aux quatre coins du monde, que souvent, ils sont trop isolés pour mener à bien leur lutte, qu’ils sont parfois écrasés dans le sang. Si beaucoup sont têtus et ne lâchent pas l’affaire, beaucoup d’autres se résignent, et parfois, suicidaires, font le choix ultime.
Si nous vous adressons ces mots, hommes et femmes qui êtes dégoutés de tout et que rien ni personne ne pourra plus détourner d’un destin tragique, ce n’est pas pour vous rappeler un devoir n’ayant pas lieu d’être à l’égard d’une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue. Nous ne manquerons pas de respect pour votre décision, car vous et vous seul êtes aptes à connaître l’étendue exacte de la douleur et de l’angoisse qui empoisonne votre existence. Qui n’éprouve pas cette douleur, cette angoisse, qui ne les a même jamais effleurés parce que perverti par l’argent ou aveuglé par la foi, n’a aucune raison de blâmer votre détermination fatale.
Nous ne voulons donc pas vous sermonner, ni vous empêcher de réaliser votre décision ferme. Nous avons simplement l’intention de vous demander une faveur, une petite faveur pour vous qui avez décidé de quitter ce monde, mais qui nous donnerait une immense joie, à nous qui, pour le moment, avons décidé de rester. Puisque vous êtes résolus à entreprendre le Grand Voyage, pendant que vous y êtes ne pourriez-vous pas porter votre regard sur quelques uns des malheurs qui ont rendu si insupportables vos jours sur cette terre ?
Vouloir accomplir la dernière étape dans la solitude est compréhensible, c’est humain. Mais le faire accompagné est sublime, divin. Qui plus est, qu’avez-vous à craindre ? Pour une fois rien ne viendra vous importuner, vous reprocher les conséquences de votre geste. Par exemple, vous pourriez avaler votre poison seulement après l’avoir fait goûter au député qui pendant des années vous l’a donné à boire. Vous voulez ajouter un peu de plomb dans votre tête ? D’accord, mais pas avant de l’avoir tiré dans celle du directeur de banque qui vous a ruiné. Si vous voulez plutôt serrer le noeud coulant autour de votre cou, ce serait bien, avant, de vous entrainer sur le cou du patron d’industrie qui vous a licencié. Avant d’aller dans l’au-delà vous pourrez faire une surprise à l’évêque qui a excommunié votre conscience, de lui organiser une rencontre immédiate avec son Chef Suprême. Et pourquoi ne pas entraîner avec vous sous les roues le flic qui attend le train ou le métro à côté de vous ? Il perdrait finalement sa mauvaise habitude d’emprisonner la liberté d’autrui. Ne vous offensez pas, mais nous n’avons jamais compris pourquoi le Palais de Justice ou la Bourse n’excitaient pas l’imagination des désespérés que vous êtes comme semblent le faire les écoles aux États-Unis : une fusillade sur les magistrats, sur les spéculateurs financiers, serait un touchant cadeau d’adieu à vos compagnons d’infortune.
Pouvez-vous imaginer ce qui arriverait si même un cinquième des suicidés inflexibles de chaque pays associait son dernier souffle à celui d’un infâme homme de pouvoir ? Pour votre mérite – vous suicidés habituellement blâmés – on assisterait à une grande prise de conscience morale. Dans les hautes sphères, on y penserait à deux fois avant de jeter d’autres êtres humains dans le désespoir qui est le vôtre.
Peut-être trouverons-nous la force d’achever le travail que vous aurez généreusement commencé.
Nous vous prions, nous vous supplions, de grâce, grands désespérés des cinq continents, ayez du coeur une dernière fois. Ne mourrez pas seuls et ignorés, choisissez une célébrité institutionnelle et crevez en tandem.