Traduit de l'italien sur Brèves du désordre le 1er août 2011
La Corde raide
Pendant que se déchainait au Val Susa la bataille entre les volontaires accourus défendre la Libre République de la Maddalena contre les prétoriens envoyés pour imposer la République d’Italie Esclave, un bûcher nocturne détruisait à Rome la nouvelle salle de commandement de la gare Tiburtina (un noeud du Tav), bloquant le trafic ferroviaire national. La suspicion qu’il puisse exister un lien entre les protestations de la vallée et l’incendie métropolitain fut immédiate, comme fut immédiate l’indignation et le démenti du "Peuple NoTav" par la voix de ses représentants publics, et que les assurances institutionnelles sur de probables causes naturelles furent tardives et peu convaincantes : c’est un court-circuit, plus difficilement un sabotage, et peut-être l’effet collatéral d’un banal vol de cuivre.
Mais cette suspicion qui s’est insinuée pendant des heures et n’a pas entièrement disparue – à mi-chemin entre espoir et peur – en dit long. Sur la peur des autorités comme sur les possibilités de l’action. Ce qui les terrorise est ce qui nous enthousiasme : la possibilité que la lutte contre le Tav sorte de cette vallée piémontaise perdue pour exploser à travers tout le pays. Qu’elle se débarrasse enfin des insupportables litanies citoyennistes pour empoigner l’arme du sabotage. Une pensée en même temps terrible et merveilleuse. Et ce n’est pas seulement possible, c’est également facile. Aucun système de vidéosurveillance, aucune augmentation des patrouilles ne pourront jamais garantir l’efficacité d’un réseau ferroviaire qui se déploie sur des dizaines de milliers de kilomètres. Il n’y a pas besoin de prendre un train et de monter dans le wagon de la politique pour tenter d’arrêter la Grande Vitesse. Il n’y a pas besoin de servir de main d’oeuvre généreuse, humble et silencieuse aux petits stratèges autrement républicains.
L’incendie de Rome s’est développé pendant quinze heures avant d’être éteint. Mais des cendres restées sur place continuent à pointer des braises rebelles. Des chantiers Tav ont brûlé ailleurs en Italie, tout comme ont brûlé les camions d’une entreprise impliquée dans les travaux de Chiomonte. Et voilà qu’arrivent de partout les pompiers avec leurs pompes à eau, ceux qui crachent de la mousse et ceux qui refourguent des communiqués de presse. Ce sont surtout ces derniers – les porte-parole, les représentants, les leaders – qui s’emploient le plus à jeter de l’eau sur le feu. Avant-hier, ils ont désapprouvé le feu de Florence, hier ils se sont horrifiés de celui de Rome, aujourd’hui ils condamnent celui de Susa. Mais quoi, à l’intérieur du noble et généreux "Peuple NoTav", tous les esprits, toutes les méthodes, tous les comportements n’étaient-ils pas censés cohabiter dans les respect des différences ? Tous n’étaient-ils pas bienvenus, ceux qui adressent des prières au ciel comme ceux qui lancent des blasphèmes sur terre ?
Et bien non. Tout ça c’est de la rhétorique, du mensonge, comme le démontrent les crachats de condamnation sur les flammes des sabotages, trop singuliers pour mériter les applaudissements des masses. Le démontrent aussi les ovations adressées aux chasseurs-alpins autrement militaires qui ont autrement surveillé le chantier de Chiomonte. La seule chose qui semble bienvenue en Val Susa est l’immonde cohabitation – fruit de la connivence – entre ceux qui défendent qu’une autre politique est possible, une autre République est possible, un autre Etat est possible, et ceux qui devraient souhaiter la fin de toute politique, de toute République, de tout Etat. Un jeu dialectique porté en avant par une alternance d’accords tacites et de soupirs patients, d’yeux fermés et de nez bouchés, d’acrobaties linguistiques et d’oublis opportuns, en vue du règlement de compte final. Mensonge et hypocrisie, avec dans le coeur précocement asséché l’espoir d’être devenus si habiles qu’on puisse même réussir à faire des affaires avec des banquiers.
Les suspicions sur l’incendie de Rome, comme les certitudes à propos de ceux de la région de Modena, de Florence et de Susa, sont là pour avertir que cette amitié politique putride qui garantit la concorde là où il ne peut y avoir que conflit, pourrait bien cesser d’un moment à l’autre.