Title: Inactualités sur les drogues
Notes: “Provocazione” n. 18, décembre 1988

Il y a au moins deux façons de faire de la musique. La façon négative et la façon positive. Nous pouvons faire hurler tant que nous le voulons les cordes d’un violon sans pour autant réussir à faire de la musique. Les carnets d’influences entièrement remplis de grands compositeurs ne font pas toujours les grands musiciens. Il s’ensuit qu’il ne faudrait pas prêter autant d’attention à la façon dont les choses sont dites, qu’à ce qui est dit.

Il y a autant de violons dans les drogues aujourd’hui qu’il y en a dans tout le reste. Chacun joue à sa manière, avec ses buts propres. Il y a ceux qui parlent avec un air d’autorité, bien que quand ils arrivent au fond du sujet, tout ce qu’ils connaissent consiste en de l’ouï-dire. Cette conscience les atteint par l’expérience des autres, c’est une affaire extérieure. Ils ont observé de loin ces questions qui ne sont pas les leurs, rassemblant « les témoignages oculaires » qui sont de simples signaux, mais pas la réalité. Pour cela, il importe peu à mon avis que l’on adopte une attitude laxiste ou que l’on fasse des prévisions apocalyptiques.

Alors il y a les canailles habituelles qui s’en remettent aux projets politiques opportunistes, grands ou petits ; mais ici encore, la différence est sans intérêt.

Et il y a ceux qui en toute bonne foi (nous parlons de ceux qui font de la « bonne foi » une profession) et de façon désarmante, font presque de leur état de grâce un bouclier derrière lequel se cacher, insistant timidement sur le fait que « quelque chose doit être fait » (qui n’aboutit généralement pas plus qu’à une rénovation digne de certaines des formes les plus désuètes de services sociaux).

Et finalement il y a les « révolutionnaires » les plus avancés qui peuvent être grossièrement divisés en deux positions, toutes comiques, mais pour des raisons différentes. La première est laxiste, mais seulement à un certain point. Ils sont pour l’utilisation de drogues « douces », et pas de drogues « dures ». Ils sont ouverts d’esprit au point de devenir eux-mêmes des consommateurs. Avec l’ascétisme révolutionnaire bien sûr, ne consommant que de petites quantités en faisant attention de n’en avoir que très peu sur eux afin de ne pas avoir de problèmes avec la loi.

La deuxième position est la condamnation absolue de toutes les drogues, dures comme « douces », ils ne font aucune différence ; toutes « réduisent nos facultés ».

Ces deux positions « révolutionnaires » manquent clairement de quelque chose. La différence entre drogues « douces » et « dures » m’a toujours semblée fausse, en partie parce que cette différence est définie par des laboratoires légaux du système. Et il me semble être trop hâtif d’établir une fois pour toutes que les drogués sont des idiots sans cervelle, incapables d’auto-organiser leurs vies. Des rondins de bois à la merci de la rivière tourbillonnante des relations de pouvoir.

Le stupide et le superficiel, le faible et l’incertain, ceux désireux de l’uniformité à n’importe quel prix, se rallieront sous n’importe quel drapeau, y compris le drapeau révolutionnaire. À mes côtés, sous le même drapeau, je les ai entendus haleter dans des situations trop fortes pour leur goût de l’humanitaire, et indépendamment du déguisement mensonger de lion. J’en ai même vu qui cachaient leurs faiblesses derrière des attitudes dignes de juges écraseurs de montagne. Nous avons presque tous besoin d’un appui, je ne dis pas que je ne m’y inclus pas. Je prends un somnifère quand je ne peux pas dormir, je mange trop quand je suis nerveux, et d’autres choses du même genre. Nous ne parlons pas de nos faiblesses, mais de nos attitudes envers ce que nous envisageons être les faiblesses des autres.

C’est pourquoi, si je considère ma position soigneusement je trouve que la « question des drogues » relève de l’inactualité. Je n’ai pas envie de souscrire aux positions citées plus tôt. Ni aux positions de supériorité que prennent d’autres pour parler des « drogués » (mais c’est plus « in » de les appeler les « junkies »). Je vois les choses différemment.

De nouveau nous devons partir d’une évidence : la liberté. Bien sûr, quelqu’un pourrait répondre qu’une jeune personne avec très peu de perspectives d’acquisition de la connaissance et de points de référence, n’a pas la possibilité de partir de cette évidence. Ainsi que devrais-je faire ? Cela équivaudrait à dire que je suis désolé que les exploités ont peu de chance de se rebeller parce que la structure du pouvoir a été assez intelligente pour tout recoudre. En fait je ne suis pas désolé d’une telle chose. Ils l’ont demandé, avec leurs suggestions malheureuses et petites sur la façon de forcer l’État à satisfaire leurs besoins. Et alors les besoins continuent à être satisfaits ou reportés, permettant une réorganisation du contrôle et une restructuration de l’économie. À un tel point qu’un jour ou l’autre, si ce n’est aujourd’hui, l’espace pour la rébellion sera réduit au point de devenir presque inexistant.

Si l’individu veut établir une relation avec des drogues, il est libre de le faire, mais ne me dites pas qu’une seule sorte de relation est possible. Pendant une longue période de ma vie, j’ai considéré les situations que nous avons vécues pendant les années 50 comme différentes. En ces temps nous « jouions avec le feu ». Aujourd’hui nous pouvons l’examiner de long en large, tout ce que nous avons, c’est des zombis pleurant pour un « fix ». Mais je ne suis pas pris par cette sorte de gémissement, qui est le même que celui que l’on peut entendre en écoutant à la porte de n’importe quel prolétaire ou de n’importe quel taudis de la pauvreté la plus honteuse et répugnante, sans que personne ne soulève un doigt lorsqu’il passe devant les vitres blindées d’une banque où le coffre-fort n’attend que d’être vidé. Bien sûr que les problèmes de la pauvreté et de l’exploitation existent. Mais il y a aussi le problème social de la soumission, de la respectabilité, de la piété, de l’acceptation, du sacrifice. Si l’exploité est vraiment un rebelle il ne commencera certainement pas par résoudre le problème social de « tous » les exploités, mais essayera au moins de résoudre le sien sans s’arrêter à la « méchanceté » du capitalisme. Dans le cas d’un état physique incapacitant, il faut toujours évaluer que faire de sa vie avant d’atteindre l’abjection de la simple dénonciation de sa pauvreté. Dans l’énonciation de cela, je ne dis pas que je suis contre les exploités ou les pauvres bougres qui prennent des drogues et sont les proies de leurs propres fantômes. Je les plains, oui. Après tout je suis aussi un être humain. Mais je ne suis pas préparé à faire quoi que ce soit pour eux. Que devrais-je faire ? Les réorienter vers les vieilles luttes pour le logement, l’eau, l’électricité ou pour une pension, juste pour qu’ils puissent se déplacer vers de nouveaux niveaux de pauvreté et de découragement ? Et que doit-on faire avec ces larves en transe ? Leur donner de la méthadone ? Ou leur construire un hospice libertaire et humanitaire ? Ne me le mentionnez même pas.

Je sais à coup sûr que le prolétaire exploité peut se rebeller, et que s’il ne le fait pas, il est aussi responsable, au moins autant, que ceux qui l’exploitent. Je sais à coup sûr que les drogués peuvent se rebeller et que s’ils ne le font pas ils sont aussi responsables, autant que ceux qui s’enrichissent de leur misère. Il n’est pas vrai que la privation, le travail, la pauvreté ou les drogues nous dépossèdent totalement de notre volonté. Au contraire, ils peuvent la rendre plus grande. Il n’est pas vrai, contrairement à ce que beaucoup de personnes sans expérience maintiennent, que l’héroïne empêche toute volonté et rend incapable d’agir avec un projet déterminé et une conscience de la réalité des classes, c’est-à-dire des mécanismes qui produisent, parmi d’autres choses, le marché des drogues. Quelqu’un qui dit le contraire manque de compétence, ou alors, c’est un mystificateur. Il y a toujours une conscience de soi et de sa projectualité chez le drogué, même chez ceux qui sont censés être dans une étape finale (mais quelle est cette étape ?). Si l’individu est faible, un pauvre roseau avec un caractère déjà marqué par une vie de privation, il réagit faiblement. On pourrait répondre que les drogues, comme appui, ont tendance à être plus recherchées par des personnes faibles. Je dois admettre que c’est vrai. Mais cela ne change pas le raisonnement (« inactualitées ») que j’ai fait au début, celui de pointer la responsabilité du faible concernant ses propres faiblesses.

Je considère que le temps est venu de dire les choses sans mâcher ses mots.