Title: Quelque chose qui manque
Notes: Une contribution à la Rencontre internationale anarchiste de Zurich, 10-13 novembre 2012

"...nous risquons d'atteindre le pire à empruntant des parcours pas clairs, mais puisque pour le moment toutes les routes nous sont barrées, il ne dépend que de nous de trouver une issue de secours justement à partir de là, en refusant de céder à la moindre occasion et sur tous les plans"

 

Il y a quelques décennies, lors des désordres qui ont éclaté à Brixton en Angleterre, il est arrivé à certains compagnons de se retrouver au milieu de la tempête. Les affrontements étaient en train de se dérouler juste devant chez eux. Que pouvaient-ils faire d'autre, sinon descendre dans la rue pour se joindre aux révoltés ? C'est ce qu'ils ont essayé de faire, sans y parvenir. De fait, les révoltés les ont repoussés plutôt brutalement. Des anarchistes ? Et c'est qui, ça ? Qu'est-ce qu'ils veulent ? Ils ne sont pas des nôtres, ils ne parlent pas la même langue que nous, ils n'ont pas notre couleur de peau, ils n'ont pas des vêtements comme les nôtres, ils n'ont pas les mêmes codes de comportement que nous. Face à l'explosion d'émeutes aveugles et inconsidérées, il ne suffit pas d'être anarchistes pour rester en première ligne.

Il y a quelques semaines, lors d'une protestation d'ouvriers devant le Parlement dans une ville européenne, il est venu à l'esprit de certains compagnons de se rendre sur place. La protestation était précisément en train de se dérouler dans leur ville. Que pouvaient-ils faire d'autre, sinon descendre dans la rue pour se joindre aux manifestants ? C'est ce qu'ils ont essayé de faire, sans y parvenir. De fait, les manifestants les ont repoussés plutôt brutalement. Des anarchistes ? Et c'est qui, ça ? Qu'est-ce qu'ils veulent ? Ils ne sont pas des nôtres, ils ne parlent pas la même langue que nous, ils n'ont pas les mêmes problèmes que nous, ils ne portent pas des bleus de travail comme nous, ils n'ont pas les mêmes codes de comportement que nous. Face à l'explosion de protestations sociales, il ne suffit pas d'être anarchistes pour être en première ligne.

Parce que la rage, celle des anarchistes, ne provient pas de l'exclusion d'un monde qu'ils ne reconnaissent pas et méprisent, n'est pas causée par l'offre ratée d'une possible intégration dans la société ou par leur exclusion soudaine de l'économie. Ce qui alimente leur rage n'est pas un débordement de bile ou un retournement d'estomac suite à des besoins collectifs insatisfaits. Ce qui les meut, c'est le battement de leur coeur vers des désirs singuliers. Et les désirs des anarchistes n'ont pas de place dans ce monde, parce qu'à tout point de vue, ils en constituent la négation totale. Voilà ce qui les pousse à la subversion, à l'insurrection, à la révolution.

Ne nous faisons pas d'illusions. Nous ne sommes pas dans l'Espagne de 36, il n'y a pas des dizaines de milliers de compagnons prêts à lutter, ni de millions de personnes sur lesquelles compter pour construire le nouveau monde. Au reste, toute cette force matérielle a-t-elle réussi dans sa tentative de libération ? Nous sommes restés vraiment peu à penser que la vie peut et doit se passer du pouvoir, que l'Etat n'est pas le seul horizon souhaitable, et c'est pour cela qu'il nous semble complètement vain de penser pouvoir "tenir tête" à notre ennemi. Plutôt que de chercher à enrôler ici et là la force numérique indispensable pour faire front, mieux vaut alors chercher à découvrir quelles sont nos possibilités -les étudier, les connaître, les expérimenter- afin d'entraver, de ralentir, de détraquer, de saboter les plans de la domination. Surtout maintenant qu'elle est en train de traverser une de ses périodes de mutation qui l'oblige à abaisser, en partie, ses défenses immunitaires. Notre faiblesse quantitative déconseille par exemple d'engager des épreuves de force, mais permet au moins de nous bouger avec une certaine agilité. Et, sans se consoler de prévisions triomphalistes, l'interconnexion de toutes les structures du pouvoir rend de toute façon l'effet domino concret, y compris à petite échelle.

De fait, tant que la seule possibilité d'intervention dans des désordres sociaux qu'on réussira à imaginer sera celle de faire acte de présence aux premières lignes, côte à côte avec les rebelles et les contestataires, unis et avec le même slogan, il sera difficile d'éviter d'être repoussés (échec de la participation improvisée) ou de tomber dans la politique (nécessité de la participation programmée). A notre avis, il faut résister aux sirènes de la reconnaissance, non seulement politique, mais aussi sociale. Nous ne sommes pas des généraux en quête de soldats, ni des pasteurs en quête de troupeaux. Nous n'avons pas besoin de recevoir des tapes dans le dos et des sourires de la part des gens. Nous ne devons pas nous faire accepter, vu que nous ne voulons convertir ni guider personne. Nous voulons déchaîner les individus parce que -comme le confiait déjà un prince anarchiste dans un lointain passé- "sans désordre, la révolution est impossible". Nous n'avons donc pas nécessairement besoin d'être au premier rang, parce que nous ne voulons pas nous faire (re)connaître ni n'avons quelque chose à prouver. Cela peut arriver, vu que le refus a priori de se joindre à d'autres a peu de sens, mais ce n'est pas notre priorité.

Créer du désordre. Elargir le désordre. Faire durer le désordre. Voilà nos objectifs immédiats. Le refrain de tous les organisateurs de masses est qu'un désordre prolongé est ce qui prépare et justifie le retour du pouvoir. Selon eux, le désordre doit durer le moins de temps possible, et il faut immédiatement mettre en acte des mesures aptes à satisfaire les besoins de tous, autrement il est inévitable qu'on retourne en arrière. Nous ne sommes pas d'accord. Nous pensons à l'inverse qu'un désordre momentané est tolérable, parfois même souhaitable, par le pouvoir. Parce qu'il offre un défoulement à même de faire baisser la pression. L'habitude millénaire de se mettre à genoux ne se perd pas en quelques jours ou quelques semaines. Et nous nous méfions de ceux qui entendent organiser non seulement eux-mêmes, mais aussi les autres. Seul un désordre prolongé peut extirper des individus l'habitude de l'autorité. De plus, qui vous dit que tôt ou tard l'ordre redevienne nécessaire ou souhaitable ? Si la couleur de la liberté est le noir, alors son visage ressemble plus à une jungle qu'à une place ou un laboratoire. Et bien qu'une place ou un laboratoire soient des endroits plus communs et plus sûrs, il faut se décider à pénétrer dans cette jungle.

Les désordres qui viendront, quelle que soit la forme qu'ils prendront, nous offrent une certitude : au milieu du fracas, il sera plus facile de passer inaperçus. Les forces de l'ordre se déploieront pour défendre certains palais, en en laissant d'autres sans protection. L'attention générale se concentrera sur certains points, et en oubliera d'autres. De nombreuses rues de la ville seront paralysées. Qu'y a-t-il dans les bâtiments qui les bordent, et dans lesquelles une éventuelle alarme ferait par la force des choses arriver les secours en retard ? Quelles sont les structures, dans et hors des métropoles, qui leur permettent de fonctionner ? Et où se trouvent leurs embranchements ? Comment bloquer, avec les moyens du bord et sans présence constante (et donc immobilisante), les rues et les routes d'accès ? Comment élargir et approfondir la perturbation, plutôt que de tenter de la résoudre ? Toutes ces questions, qui sont passées pour un passe-temps excentrique chez les compagnons pendant des années, reviendront -voilà le souhait- toujours plus à l'ordre du jour.

Et il s'agit même de questions qui pourraient concerner d'autres personnes, comme les furibonds exclus de la démocratie ou les indignés déçus de la démocratie. Les premiers sont sourds à nos paroles, mais pourraient respecter et même reproduire nos actes. Les seconds pourraient en partie prêter l'oreille à nos discours, et peut-être même attention à nos actes. Comment être disponibles à la rage des deux, sans tomber dans la pédagogie ou l'opportunisme ? Comment raccourcir une distance qui au départ ne peut qu'être considérable ? Cela en vaut-il la peine, ou est-ce uniquement une perte de temps et d'énergie ? Parmi tous les insatisfaits, peut-on rencontrer des complices inattendus, y compris si on ne les considère pas comme des alliés à flatter ou à tolérer en vue de monter des affaires profitables ?

Enfin, si la situation devait devenir incandescente, d'autres problèmes encore surgissent. Le déroulement de toutes les insurrections et de nombreuses émeutes présentent certains traits identiques. On a une explosion qui suspend la routine quotidienne, la normalité. Pendant une période plus ou moins longue, l'impossible est à portée de main. L'Etat recule, se retire, disparaît presque. Le mouvement, en proie à l'enthousiasme, tend à laisser intactes les structures de la domination, désormais considérées comme neutralisées, pour savourer enfin la joie des nouveaux rapports. Une fois la plénitude passée, commencent les premiers problèmes, l'Etat revient et fait place nette. Conscients de cela, notamment grâce aux leçons de l' "Histoire", peut-on imaginer quoi faire ?

Peut-on, par exemple, tenter de résister aux enthousiasmes, et se concentrer sur cette brève fraction de temps où l'Etat abandonne le terrain ? Voilà l'instant dans lequel jouer le tout pour le tout. Le moment où il faut être en mesure d'accomplir des gestes irréparables qui ne permettent plus un retour au passé. Quels sont des gestes ? Comment les réaliser ? Contre quels objectifs ? Le passé offre quelques suggestions, mais ces dernières ne constituent bien sûr pas un modèle en soi. Lors de la Commune de Paris par exemple, un geste irréparable fut l'exécution de l'archevêque. Après cela, aucun accord, aucune tractation n'était même plus pensable. Ou bien c'est l'Etat qui disparaissait, ou bien c'était la Commune.

C'est un des principaux problèmes à affronter, comme le savent bien les compagnons grecs qui s'interrogent depuis longtemps sur comment faire pour aller de l'avant, après que presque tout ait déjà été livré aux flammes ces dernières années. L'Etat est assiégé par des manifestants, délégitimé, mais il gouverne. L'économie a perdu un nombre important de banques et de crédibilité, mais elle commande. Le mouvement a donné de grandes démonstrations de force, mais il n'avance pas. Il manque ce quelque chose en plus capable de...

Il ne s'agit pas de raisonner à l'envers pour trouver de nouvelles réponses à de vieilles questions. Ces dernières sont périmées, décomposées, balayées par la perte du langage et l'érosion du sens. Voilà pourquoi il devient important de se poser de nouvelles interrogations et de commencer à les explorer.