Traduit de l'italien dans Le diable au corps, recueil d’articles de la revue Diavolo in corpo (1999-2000) , Mutines Séditions (Paris), novembre 2010
Lope Vargas
Pour régler les comptes
Inviolabilité
Si on pense au fait que, dans la tradition chrétienne, c’est déjà le premier homme apparu sur terre qui a désobéi à la prescription divine et qui a subi une punition pour cela, et que c’est son descendant direct qui a accompli le premier meurtre, il est clair que l’origine de la justice se perd dans la nuit des temps, et qu’elle naît du problème posé par celui qui perturbe l’ordre social et économique.
C’est notamment pour cela que se prononcer contre la justice sonne à l’oreille de beaucoup comme une blague de mauvais goût, comme une provocation ou une folie, particulièrement à l’époque de judiciarisation que nous sommes en train de traverser. Un lieu commun consolidé depuis des siècles veut en effet qu’il soit impossible de se passer de la justice, parce que cela reviendrait alors à être en faveur de l’injustice, de l’abus de pouvoir, de la tyrannie. Cette conviction est tellement enracinée dans l’esprit humain, que tous ceux qui dans l’histoire ont critiqué la justice, se sont empressés de préciser qu’ils n’étaient opposés qu’à un de ses aspects particuliers, à sa mauvaise gestion ou à une de ses applications considérée comme erronée. Mais la justice en soi, la justice en tant que telle a toujours été considérée comme un concept inviolable.
Une fois posée l’existence du désordre de la conduite humaine et la nécessité d’y mettre un frein à travers la justice, le seul doute capable d’entacher la noblesse de cette notion concerne tout au plus la rectitude de ceux qui sont chargés de l’administrer. Pour se manifester, la déesse munie d’une épée et d’une balance a besoin de prêtres qui, parfois, peuvent ne pas se montrer à la hauteur de la tâche qu’on leur a confiée. Toutes les discussions sur la justice se terminent sur ce point, avec la requête d’un juge humain capable de briser les traditions d’une magistrature momifiée et fossilisée dans les articles d’un code cruel. Pour s’exprimer « réellement», la justice ne nécessiterait pas un juge fonctionnaire, ennemi naturel de ceux qui ont enfreint le code et qui distribue des sentences de manière automatique, mais un juge qui fasse sentir le souffle de l’égalité et de la fraternité dans ses acquittements comme dans ses condamnations. Parce que –nous dit-on–, la loi doit être faite pour l’homme, et pas l’homme pour la loi. Qui sait ?
Suggestion
« Justice (n.f.) : article vendu par l’Etat au citoyen dans des conditions plus ou moins frelatées, en récompense de sa fidélité, de ses impôts et des services rendus » : Ambrose Bierce.
Il existe en effet plus d’une bonne raison pour laquelle les critiques de la justice ont eu pour principal objet sa prétendue neutralité. S’il est vrai que Justice est synonyme de Vertu –j’oserais dire d’une vertu transcendantale qui, si elle n’est plus l’expression de la volonté divine, demeure en tout cas loin des mesquineries humaines–, on ne peut nier par ailleurs qu’elle se manifeste concrètement grâce à des lois faites par l’homme. Et l’homme, on le sait, n’est pas parfait.
On nous a appris que l’origine du mot loi [legge en italien], vient de la formule indo-européenne lègere, c’est-à-dire lire [leggere, en italien]. La Loi que nous devons tous observer a été écrite, et peu importe si c’est sur les tables de Moïse ou dans un code. Une question cruciale suit alors immédiatement : qui a écrit la loi ? Il s’agit bien sûr de celui qui a eu le pouvoir de le faire. Et pourquoi l’a-t-il fait ? Là aussi, c’est clair : pour défendre ses privilèges. La loi est donc forcément arbitraire, vu qu’elle obéit aux intérêts de ceux qui peuvent l’imposer, c’est-à-dire de ceux qui détiennent l’autorité pour le faire. Derrière la rhétorique qui fait passer la justice pour un noble idéal poursuivi par l’être humain, elle n’est rien d’autre qu’une manière d’avaliser un certain système de valeurs. Ce n’est pas pour rien que les interdictions imposées à travers l’histoire sont si différentes les unes des autres, à tel point qu’on ne pourrait pas trouver une seule pratique reconnue universellement comme « criminelle», pas même l’inceste ou le parricide. Si la Justice était vraiment un instrument supérieur dont les principes normatifs touchent à l’essence de l’être humain, ses lois seraient éternelles et universelles, et l’homme se réaliserait à travers son accomplissement. En réalité, ces lois changent en permanence –en fonction de l’organisation sociale, politique et économique qu’elles doivent réglementer–, ce qui ne peut signifier qu’une chose : à travers les lois s’affirme une volonté bien humaine, et certainement pas divine.
Mais reconnaître le caractère arbitraire de la justice n’implique pas en soi la remettre en question. Malgré cet aspect, elle semble encore indispensable. Dans le mythe que Platon fait exposer à Protagoras dans le dialogue éponyme, il est dit que tant que les hommes n’apprirent pas l’art de la politique, qui réside dans le respect mutuel et dans la Justice, ils ne purent pas se réunir dans la cité et restèrent à la merci des fauves. Le respect de la justice permettrait donc aux êtres humains de cohabiter. Il est encore assez répandu aujourd’hui de penser que si on se passait des règles sur lesquelles repose notre civilisation, cela déclencherait le déchaînement des instincts les plus féroces. Sans autorité, représentée par un Etat qui modère les appétits, les individus ne seraient pas capables de vivre ensemble. Abandonnés à eux-même, ils remplaceraient la force de la loi par la loi du plus fort (la police serait le seul rempart contre la propagation de meurtres, de viols et de massacres d’innocents). La justice naît alors du constat qu’il n’y a ni loi ni ordre chez l’individu. Puis arrive l’Etat, de la même façon que les règles, les lois et les conventions morales : pour couvrir le magma bouillant de l’anomie morale. L’individu se soumet par conséquent à l’Etat, parce qu’il estime en avoir besoin afin de sauvegarder et de stabiliser ses rapports. Il construit un ordre extérieur afin d’étouffer le désordre qui couve en lui, même si une telle organisation ne correspondra jamais à sa sphère intérieure, à l’âme humaine et à ses pulsions les plus secrètes (et les plus effrayantes). L’individu, cet être monstrueux, doit faire place au citoyen, au sujet de l’Etat, le seul à même de vivre sans causer de tort, parce qu’il observe scrupuleusement les préceptes de la justice. La loi est donc ce qui lie, aux deux sens du terme : comme nœud du lien social qui nous unit, mais aussi comme ce qui entrave nos libres mouvements.
Une telle conception en dit long sur le monde qui l’adopte. Un monde où les habitants nécessitent des interdictions extérieures faute de conscience intérieure, où ils se sentent unis par la concurrence et non par la solidarité, où ils se perçoivent comme étant chacun le maton de l’autre. Le tout, en considérant la liberté comme un désastre pour leur existence, au lieu de la considérer comme ce qui pourrait lui donner un sens. Cette situation n’a malheureusement rien d’extraordinaire, tellement nous sommes domestiqués depuis l’enfance par une éducation qui tente d’étouffer en nous tout esprit d’indépendance et d’encourager l’esprit de soumission, tellement nous sommes habitués à une vie contrôlée par un Etat qui en légifère chaque aspect –naissance, développement, amours, amitiés, alimentation, mort. En fin de compte, nous avons perdu toute initiative, toute autonomie, toute capacité d’affronter et de résoudre directement les problèmes que nous pose la vie. C’est pour cette raison que promulguer une nouvelle loi est considéré dans tout Etat comme le remède à tous les maux. Plutôt que de tenter de résoudre un problème en comprenant ses causes, on commence par demander une loi qui y mette un terme. La route entre deux villes est impraticable ? Il faut une loi régulant le trafic. Un agent a abusé de son pouvoir ? Il faut une loi ordonnant aux gendarmes d’être plus respectueux. Les industriels entendent réduire les salaires ? Il faut une loi défendant les intérêts des travailleurs. En somme, pour affronter les conflits qui viennent de l’activité humaine, il suffirait d’une loi appropriée. A travers l’application de la justice, l’Etat prétend modérer et gérer ces conflits. On peut pourtant aisément remarquer que la justice ne les élimine pas, et qu’elle ne les prévient pas non plus. Rien ni personne ne pourrait le faire. En fin de compte, elle se contente de normaliser et de codifier les conflits, quitte à les aggraver ou à en provoquer d’autres, en allant même parfois jusqu’à l’absurdité de prodiguer un remède pire que le mal.
De leur côté, les ennemis de l’Etat ont pensé résoudre le problème d’une autre manière, en attribuant toute contradiction humaine au fonctionnement même de l’Etat. Si on définit la « criminalité » comme la réaction à une organisation défectueuse de la société, la possibilité d’en supprimer les causes en transformant les rapports humains paraît en effet plus logique. L’abolition du crime et de l’incarcération a ainsi été une des premières préoccupations du communisme utopique, en remplaçant la résignation jouissive des chrétiens face au péché par une recherche rationnelle des remèdes à l’existence du mal. Ses grands principes étaient simples : le vol et le meurtre n’ont plus de raison d’être, à partir du moment où la propriété privée et la famille feront place à l’existence communautaire. Si le bonheur est garanti pour tous, jalousie et ressentiment disparaîtront, et avec eux les actes violents liés à ces sentiments. Une telle harmonie semble cependant bien éloignée des passions humaines, et ne peut être imaginée qu’au prix d’un puissant réductionnisme. Par le passé, les différentes tentatives destinées à expérimenter l’utopie en pratique ont toujours généré des conflits persistants, révélant le caractère abstrait du bonheur proposé. Contre l’Etat et sa justice, cette harmonie sociale ne pourrait s’accomplir qu’au prix de mœurs austères et frugales. « J’ai lu les textes de quelque socialiste célèbre –faisait remarquer Victor Hugo en 1848– et je suis resté surpris de voir que nous avons encore au 19e siècle, ici en France, tant de fondateurs de couvents». L’Arcadie socialiste ne pouvait promettre le bonheur qu’à de placides cénobites. Ses créateurs aboutiront souvent à une perfection totalitaire théorisant une organisation minutieuse de chaque instant de la vie, afin d’extirper la dangereuse énergie présente en chaque être humain et lui éviter toute occasion d’affrontement avec les autres.
Abstraction
Pour légitimer sa propre existence, l’Etat prétend donc que l’être humain est mauvais. Entre ses mains, la justice est une arme contre la menace de la barbarie. Pour plaider l’inutilité de l’Etat, ses ennemis prétendent à l’inverse que l’être humain est bon. Entre leurs mains, la justice est une seringue à utiliser à des fins thérapeutiques. Mais si l’être humain n’était ni bon ni mauvais, et qu’il était tout simplement livré à ses tourments, que resterait-il de la justice ? Mais si la vie ne possédait pas de but universel, si elle ne devait pas recouvrer quelque vérité, si la nature humaine n’avait aucune essence, s’il n’existait rien de juste à opposer à ce qui est faux, parce qu’il n’existe que ce qui est mien et ce qui ne l’est pas, toute norme régulant le comportement humain ne deviendrait-elle pas alors un abus de pouvoir insupportable ? De fait, si la justice a recours à la police pour s’imposer, c’est justement parce que le caractère de la justice est policier. La tutelle des conditions indispensables au maintien de la cohabitation civile –dont la justice se fait le garant– se traduit en pratique par un contrôle de la paix sociale au sein de la société (ou de la communauté). L’obligation faite à chacun d’uniformiser son comportement en fonction de ce que dicte la loi, sous peine d’être privé de liberté, ne garantit pas l’équité de la justice, mais témoigne de sa cruauté. En étant forcément abstraite, une norme valable pour tous n’est en réalité pas équitable. Pire, elle transforme chacun de nous en abstraction. La justice qui punit le meurtre par la perpétuité ou la mort ne sait pas qui peut être la victime ou l’assassin, ni les raisons de son geste, et encore moins toutes ses implications profondes. Avec la farce des circonstances « aggravantes » et « atténuantes», elle essaie d’introduire un soupçon de vie dans ses jugements, sans y réussir par ailleurs, en toute connaissance de sa propre froideur. Le comportement humain ne peut pas être codifié, car il possède des causes multiples, il est le fruit de la rencontre aléatoire de circonstances et de personnalités hétérogènes. Une norme ne peut renfermer cette totalité, ni la contenir dans son unicité. Si elle veut s’imposer à tous, elle est obligée de faire abstraction de la réalité concrète des individus.
Les conflits qui surgissent entre les êtres humains ne sont pourtant pas abstraits, ils sont bel et bien réels. Ils sont le résultat de rapports sociaux concrets, de différences d’intérêts et de rêves entre individus. A travers son abstraction, la justice isole l’individu en chair et en os pour le séparer du rapport et du milieu social dans lequel son acte s’est produit, et le prive ainsi de sens. Plus encore, la justice sépare l’individu-accusé du débat qui le concerne en remettant, comme cela a lieu dans le reste de la vie sociale, son autonomie à des représentants : les avocats. Les citoyens délèguent à l’Etat la tâche de décider comment mener leur vie, comme ils délèguent à la justice celle de résoudre leurs conflits. En tant que telle, la justice ne disparaît pas lorsque ses fonctions sont attribuées à une autre entité : que celle-ci soit plus fluide, renouvelable, soumise à élections ou contrôlée par des assemblées populaires, elle demeure toujours placée au-dessus des individus et reste un mécanisme séparé de résolution des conflits. Une justice « plus humaine » ne cesserait pas pour autant de constituer une machine à séparer le Bien du Mal, ni de s’exprimer indépendamment des rapports sociaux, c’est-à-dire inévitablement contre eux.
Vengeance
Le dessein de tout totalitarisme est de bannir la violence (à l’exception de celle de l’Etat, naturellement). Si chacun obéissait aux préceptes de la Justice, il n’y aurait plus de conflits, il n’y aurait plus de violence. Mais un monde sans transgressions, sans conflits, sans désordres, serait un immense camp de concentration. Un monde pacifié est un monde qui a renoncé à l’effervescence de sa plus grande richesse, la diversité, en faveur de la quiétude du conformisme. Bien que méprisable, la violence est une caractéristique humaine. La question n’est donc pas d’assigner à l’Etat le monopole de la violence, ni de transformer chaque individu en parfait non-violent. Il ne s’agit pas d’effacer les conflits de notre vie, mais de les affronter dans leur singularité. Leur résolution doit être recherchée par ceux qui sont directement impliqués, sans la déléguer à des institutions extérieures (l’Etat), sans la délimiter à des espaces circonscrits (les tribunaux), sans se contenter de réponses automatiques écrites par d’autres (un code).
La Justice, réponse publique à la question des conflits, définit aujourd’hui par un terme péjoratif la réponse individuelle à ce problème : la vengeance. Autant la justice serait noble, autant la vengeance serait abjecte. Elle s’accompagnerait d’excès, d’abus de pouvoir et d’approximation. Comme si la justice n’était pas en soi excès, abus de pouvoir et approximation. Paradoxalement, pour définir cette volonté exécrable de l’individu à ne déléguer à personne la résolution de ses propres différents avec d’autres, on a choisi un terme à l’origine bien étrange. La vindicte était en effet la verge avec laquelle on touchait l’esclave qui devait être affranchi. L’épée de justice et la verge de la vengeance ont beau être toutes deux entre les mains de ceux qui détiennent le pouvoir, la première est une promesse de punition et de châtiment, tandis que la seconde porte avec elle le goût de la liberté. A vrai dire, rien ne démontre que la vengeance soit le passage obligé de ceux qui refusent la justice. Ce n’est qu’au sein d’une logique économique de compensation, si chère au capitalisme, qu’à une offense doit correspondre une offense comparable. La justice règle les comptes, et ceux-ci doivent toujours tomber juste. Il s’agit d’un legs hérité des révolutions libérales bourgeoises qui, pour assurer à chaque citoyen un traitement identique face à la loi, devaient garantir un fonctionnement identique du mécanisme des décisions administratives pour chacun d’entre eux.
Un conflit ne comporte pas de solution à sens unique, mais contient en lui des possibilités infinies (dont l’indifférence ou l’éloignement). En tout état de cause, seul celui qui le vit dans sa chair peut connaître la réponse à y apporter, une réponse qui ne peut être codifiée. Voilà pourquoi, avec l’autonomie de l’individu, disparaît la justice, et avec elle l’injustice. Il ne faut en effet pas croire que nier la justice signifie défendre l’injustice. Pas plus que nier l’existence de Dieu implique l’adoration de Satan. Au fond, Hobbes, qu’on ne peut pas soupçonner de sympathies subversives, n’avait peut-être pas toujours tort en affirmant que la Justice consiste simplement à préserver des pactes, et donc que là où il n’y a pas d’Etat –c’est-à-dire de pouvoir coercitif qui assure le maintien des pactes–, il n’y a ni justice ni injustice.